Au pied de montagnes qu’on imagine d’un vert resplendissant, une barque tente de remonter le courant. À son bord, un vieil homme (Chishu Ryu), au gré des flots et de doux accords, répond distraitement au curieux Charon.
« Vous semblez bien vous porter... Quel âge avez-vous ? » questionne le guide entre deux coups de pagaie.
« 73 ans déjà… Je suis devenu quelque peu sénile ces jours-ci. Ce n’est pas étonnant. Mon petit-fils est entré à l’université, je suis seul… » répond l’homme, en semant les cendres de sa cigarette.
« Vous devez vivre insouciant. » dit le conducteur, envieux.
« J’ai connu des temps difficiles durant la guerre, mais je peux me permettre de sortir maintenant. Je souhaitais revenir chez moi avant de mourir. »
La conversation se poursuit à mesure que les larmes et les souvenirs de l’homme envahissent ses yeux rivés sur le paysage qui défile. Se dessine et se récite un poème, incantation que profère le vieil homme au nom de son amour éternel auquel il souhaite une dernière fois insuffler la vie. C’était il y a soixante ans précise-t-il, aussi, bien qu’il ne l’oubliera jamais, il est fort probable que le récit qu’il s’apprête à nous conter puisse « souffrir » de quelques approximations, de ce fait, le vieillard demande notre indulgence… Le cadre se rétrécit alors et, au sein d’une restreinte iris, s’esquissent les souvenirs doux-amer d’un amour interdit de jeunesse.
À LA RECHERCHE DU TANKA PERDU
Comme une fleur des champs (1955) est un film de Kinoshita Keisuke et une production de la Shochiku dont on connaît les fameux Ozu Yasujiro, et autre Naruse Mikio, emblèmes du shomingeki ( film tranche de vie, s’attardant sur le portrait des classes moyennes ) genre érigé par Shiro Kido. Le film verra d’ailleurs le jour lors du second âge d’or du studio et du retour de Shiro ( entre temps catalogué criminel de guerre sous l’occupation américaine ) à ses instances.
Marqué par cette « volonté de vérité humaine sous forme de scènes familières de la vie quotidienne », touche du studio ( le style Kamata selon les mots de Shiro ), le film de Kinoshita l’est irrémédiablement, mais relève d’une mise en scène pour le moins inhabituelle. Si nous avons pris l’habitude de voir ouvertures et autres fermetures à l’iris, sceaux du temps passé, force est de constater que cercler la quasi-entièreté d’un film demeure une pratique rare, peut-être même inédite, et c’est d’ailleurs dans ce parti pris esthétique que réside l’une des plus grande force du film.
Ainsi, Comme une fleur des champs se révèle sous la pupille d’un microscope, au travers duquel on perçoit les divers protagonistes évoluant sur la restreinte plaquette, tranche de vie témoin d’une certaine condition sociale. Une vie, c’est bien connu, endiguée par de nombreuses traditions, éclusées par les diverses classes sociales, sous lesquelles l’amour entre les jeunes Tamiko et Masao n’a pas lieu d’être.
Outre sa dimension « scientifique », l’iris revêt en sus un aspect poétique, tout aussi révélateur de cette dimension sociale. Adaptation d’un roman de Sachio Ito, romancier et poète tanka, le film s’essaie ainsi aux formes aussi fantastiques que restrictives de ces poèmes de trente-et-une syllabes sur cinq lignes que susurre le vieil homme par-delà ses souvenirs.
C’est ainsi, sous le joug de la forme, que Kinoshita Keisuke parvient à magnifier la relation entre ces deux enfants et marque le spectateur de nombreuses séquences inoubliables à l’image du film qu'elles édifient.