L'entraide des cinéastes-fourmis

[Mouchoir #38]

C'est une forme en miroir.

Les lettres de José Luis Guerin contiennent des idées qui restent sur terre, tandis que ses images cherchent des reflets, des ombres, des voiles — des ouvertures imaginaires, à la Thoreau (« Ce monde n'est rien d'autre qu'une toile pour notre imagination. »). Alors que du côté de Mekas, il s'agit d'images terre à terre, attachées au réel (« It's all real » ne cesse-t-il de répéter), accompagnées d'idées plus décousues, ne répondant pas forcément aux lettres de Guerin, et semblant parfois oublier qu'il s'agit d'une correspondance, qui insinue une part de dialogue.

Je sais pas si c'est parce que la partie vidéo de l'œuvre de Mekas m'intéresse moins — notamment en termes de montage — ou si (comme à chaque cycle, surtout après plus de 40 films) les dernières séances finissent par me lasser un peu, mais je pense que je préfère les lettres de Guerin, surtout la dernière qui vient dialectiser la forme même du film, apporter un niveau supplémentaire à cette correspondance entre deux cinéastes.

Car Guerin y dit que le jeu a changé. Qu'à l'époque des studios classiques de cinéma — prenant en exemple ceux hollywoodiens et japonais —, les cinéastes à la pause de midi ou à la fin de journée se parlaient, passaient du temps ensemble à discuter cinéma, à penser aux formes nouvelles d'expression, de révolution. Alors que lea cinéaste aujourd'hui est une créature de plus en plus seule.

Et à l'appui, une métaphore à l'image. Une fourmi qui tente de ramener à manger dans la fourmilière et qui doit pour cela escalader un muret juste à côté de la tombe d'Ozu où il est écrit « Mu » (traduction : rien, non-existence), et duquel son butin tombe sans cesse, comme par fatalité. Après un plan de deux minutes, l'aide d'une autre travailleuse réussit presque l'ascension, mais à un centimètre près, la nourriture chute à nouveau. Un, deux, trois, quatre, cinq, six échecs plus tard, et c'est fait. Victorieuses non pas une, non pas deux, mais cette fois trois cinéastes-fourmis au sommet, ayant œuvré ensemble à ramener la nourriture-film au plus grand nombre.

Entraide à trois cinéastes : Guerin, Mekas, Ozu.