Chorégraphie, nostalgie, épiphanie.
Aux clichés photographiques, hors temps mélancolique et figé qui ouvrent le générique succèdent le personnage d’Ana.
Etre spectral, poupée blanche et virginale, elle offre au spectateur la page d’albâtre sur laquelle s’écrit le hors-champ mystérieux du son : un râle, entre éros et thanatos, initiation brutale et traumatique au monde des adultes.
Monde mortifère où sourd encore les derniers soubresauts d’une dictature agonisante, sous l’égide de l’église, de la tradition, d’une présence militaire larvée et d’un ordre établi paralysant.
« Tout est faux, il n’y a rien, on m’a trompée. Je ne veux pas mourir » suffoque la mère dans la terrible scène de son agonie, portant à son apogée les frustrations de tous les élans au bonheur des adultes. On renonce à l’amour, à la musique, à la mémoire, à la parole, même, pour se résoudre à devenir, à l’image de la grand-mère, un être paralytique et mutique, posé soit dans un décor décati, devant une piscine vide et pleine de feuilles mortes soit devant la reconstitution muséale du passé, un mur de clichés jaunis accompagné d’un vinyle aux antiennes surannées d’un autre temps.
Mais Cria Cuervos est un film sur l’enfance, et sa dynamique prend tout son sens dans la confrontation de cet univers opaque aux jaillissements lumineux et imprévisibles de la jeunesse. Des enfants, on ne sait que trop faire : soit on leur cache tout, au risque de ne plus leur donner l’amour qu’ils demandent, méthode choisie par la tante. Soit on leur en dit trop, comme le fait la bonne Rosa qui dévoile son corps encombrant comme les horreurs du passé et alimente la tragédie familiale avec autant de maladresse que de bonne volonté.
Face à eux, donc, Ana, l’un des plus beaux personnages d’enfant de l’histoire du cinéma. Visage d’une beauté blafarde aux yeux dévorateurs du réel, elle se nourrit de lui pour mieux l’imiter et le déformer au gré des sursauts de sa sensibilité naissante. Ana est un regard, comme en témoigne sa position en surplomb au-dessus des escaliers, ou les panoramiques lors du jeu de cache-cache avec ses sœurs, au terme duquel elle insiste pour symboliquement les mettre à mort. Marquée par la perte, elle reconduit sur sa poupée ou sa tante les désirs de violence, d’humiliation et de meurtre qui ont façonné sa découverte du monde.
Mais faire de l’enfant un réceptacle à l’horreur du réel n’est pas le propos de Saura, qui prend soin de nous plonger dans les pouvoirs infinis d’une conscience en devenir, encore persuadée des pouvoirs supérieurs de l’imaginaire sur le réel.
Lors de l’enterrement de son père, Ana se cache derrière sa grand-mère pour échapper au regard de la maitresse responsable du coït fatal. Dans cette brève séquence se dessine l’un des enjeux esthétiques les plus novateurs et poétiques du film : un récit de femme en forme de palimpseste de générations. Dans une valse chorégraphique entre les temporalités, Ana convoque sa mère, les souvenirs et son regard futur sur l’enfance. Fluide et poétique, ce stream of consciousness infantile est en osmose avec la mise en scène, alternant les séquences carcérales du cadrage dans l’appartement et les échappées dans le ciel de Madrid ou les jardins de la campagne environnante.
Car si Ana peut voyager et exorciser ainsi les démons de la famille broyée par un système et le renoncement qu’il impose, elle n’en est pas moins une enfant, entourée de ses sœurs sur lesquelles Saura pose un regard d’une pudeur et d’une tendresse formidables. L’enfance, au sein de ce cadre, est une insolence longue en bouche, qui par le jeu propose un renversement carnavalesque du réel : au rythme de la pop song « Porque te vas », par la danse, le maquillage, les soutiens-gorge, on singe les adultes tant pour les atteindre que pour se moquer d’eux. Révolte poétique face à l’ordre établi, l’enfance pose le regard juste sur l’horreur banale du quotidien, à l’image de cette séquence durant laquelle Ana se saisit du pistolet de son défunt père.
Ana, déstabilisante de naturel, propose à l’ordre ancien de mourir et de parachever ainsi la mort de ses parents. Les ellipses du récit, ses mystères insondables (le poison, les verres qu’on replace, ce verre de lait qui ne peut pas ne pas être une référence à Soupçons, d’Hitchcock, les pattes de poulet dans le frigo) achèvent le portrait kaléidoscopique d’une conscience enfantine portée sur les évidences non questionnées de son quotidien.
C’est par les voies énigmatiques d’un parcours dénué de lyrisme et de pathos que Saura nous mène à ce bouleversant chant de l’enfance en éveil, de l’adulte en souffrance et de la société à l’aube de sa libération.