Cinquième long métrage de Kiyoshi Kurosawa, Cure est le film qui fera connaître en Occident ce cinéaste si particulier, réalisateur, par la suite, de film aussi surprenants que Kaïro, Charisma ou Shokuzai.
Cure débute comme un thriller. Dans une chambre d’hôtel plongée dans les ténèbres, un homme tout à fait banal assassine une prostituée en l’assommant avec un tuyau puis en pratiquant des incisions des carotides en forme de croix. Très vite, l’inspecteur Katabe arrive sur les lieux du crime et commence son enquête. Là, le spectateur est en droit de se croire en terrain connu, un de ces films de serials killers qui abondaient depuis Le Silence des agneaux ou Seven.
Sauf que, contrairement à toute attente, l’assassin est retrouvé immédiatement, prostré dans un minuscule placard d’un des couloirs de l’hôtel. Pendant les cinq premières minutes du film, nous avons donc eu un crime, l’enquête et sa résolution. Le tout est filmé avec une rapidité folle, de façon quasi-elliptique, et en même temps avec une grande sobriété. Cure ne démentira jamais ces qualités : c’est un film maîtrisé de bout en bout, dirigé par un cinéaste sûr de ces moyens.
Pour s’en assurer, il suffit de voir comment le fantastique anxiogène est introduit dans le film. Ici, aucun gros effet, aucun trucage. Le fantastique intervient comme une distorsion de la réalité, comme une “inquiétante étrangeté” qui s’installe et se développe tout au long du film. La photographie grisâtre transforme le décor d’une plage en un lieu quasi-post apocalyptique. La musique emploie des sons stridents. Les personnages sont filmés à contre-jour, ce qui efface les traits de leur visage (un leitmotive qui se répétera à plusieurs reprises dans Cure). Le minimalisme se révèle ici payant.
Et là arrive un homme (“apparaît” est sans doute un verbe plus pertinent, d’ailleurs). A partir de ce moment, le film prend une direction toute différente.


Il est possible d’affirmer que Cure réunit film noir, thriller et film fantastique.
Du film noir, Cure possède l’aspect psychologique, la description très sombre de l’humanité, l’importance primordiale d’un décor urbain qui joue un rôle à part entière et un protagoniste aux multiples facettes qui semble toujours être sur la corde raide.
Du thriller, on retrouve ici le face-à-face avec un serial killer démoniaque et les crimes sanglants parsemés dans toute l’oeuvre.
Le fantastique va d’abord se focaliser autour de ce personnage mystérieux qui apparaît sur une plage quasi déserte. Sévèrement amnésique, il ne se souvient pas de son identité et perd même la mémoire au fil d’une conversation, ne se souvenant plus des propos qu’il a tenus quelques secondes plus tôt. Celui que l’on va appeler Mamiya se présente comme un être vide, un personnage dénué d’identité, une anomalie. Mamiya est un non-personnage ; d’ailleurs, jamais l’enquête ne dévoilera précisément qui il est, ou ce qu’il est. C’est autour de cet être à la fois si présent (même quand il n’est pas à l’écran) et quasi-inexistant que se construira l’angoisse surnaturelle qui peuple Cure.
Le problème, c’est que ces caractéristiques, cette absence de personnalité vont se répandre aux autres personnages. Il est intéressant de noter que, bien souvent, tout au long du film, les visages des personnages sont indiscernables. Soit ils sont filmés en contre-jour, soit ils sont plongés dans l’ombre. Dans tous les cas, le visage, symbole de l’identité d’une personne, de son individualité, de son existence, disparaît, même sur les photos.
Si ce personnage fantomatique est inquiétant en lui-même, il l’est encore plus par ce qu’il pousse les autres à faire. Mamiya agit comme un révélateur. Il fait craquer le mince vernis de civilisation pour faire ressortir la violence enfouie en chaque personne.
Cette violence inhérente aux rapports sociaux des humains est un des thèmes majeurs de ce film dense et complexe. Il faut voir cet homme qui attend au pressing en même temps que Katabe. Tant qu’il se croit seul, il ne cesse de marmonner de violentes imprécations contre le gérant du pressing, lui prédisant les pires horreurs. Mais quand ce gérant arrive, l’homme redevient doux et poli. C’est cette violence que Mamiya fait ressortir chez les personnes qu’il approche, directement ou indirectement.
Takabe lui-même n’est pas épargné par cette influence maléfique. Cette enquête le plonge dans la violence. Il brutalise des suspects et emploie des méthodes peu légales. Jusqu’à, même, s’apparenter à Mamiya lui-même, en utilisant son briquet.


Cure est un film riche et dense. Les thématiques abordées sont nombreuses : outre la barbarie enfouie en nous, le film traite de la mémoire et de son rôle dans la construction de l’identité, mais aussi du sort réservé aux femmes.
Le tout se fait dans un film réalisé avec une précision d’orfèvre. L’emploi de la lumière est remarquable : la grande majorité des plans sont plongés dans l’ombre avec, parfois, une faible source lumineuse. Les changements dans l’exposition lumineuse participent aussi à l’atmosphère surnaturelle. L’explosion de la frontière morale et le déferlement de violence incontrôlable devient non plus un drame personnel, mais une caractéristique sociale : l’ensemble de la société japonaise semble concernée, y compris ses forces de l’ordre (l’identité des assassins est très symboliques : homme d’affaire, médecin, policier, instituteur, ce sont les différentes composantes de la société nippones qui lâchent les unes à la suite des autres).
Avec Cure, Kiyoshi Kurosawa filme une oeuvre inquiétante et mystérieuse.


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le 25 juil. 2021

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