Le cinéma japonais semble depuis longtemps persister à écrire une histoire fictive de la destruction. Il ne s’agit pas de la pyrotechnie d’Hollywood, à base de boum et de bang, mais d’une certaine approche de l’apocalypse, éventualité fatidique du cours du monde ou intervention quasi-divine inévitable, et au fond, nécessaire – comme si le chaos était un organe vital de chacun de nous, n’attendant qu’à ressurgir brutalement. De Godzilla à Akira, un point commun cependant : le spectre d’Hiroshima, fantôme d’une certaine idée de l’impuissance (nucléaire).


Le cas de Kiyoshi Kurosawa est un peu particulier. Au sein du cinéma, au sein du cinéma japonais, et enfin au sein de ce que l’on appelle la J-Horror. Trublion de la série B porno, il finit par se trouver un espace de liberté créative dans le milieu quelque peu obscur du V-Cinema (les direct-to-video japonais) et développe une œuvre aux frontières de l’épouvante, du thriller psychologique et du drame social, tirant ses inspirations autant de Ozu, de Tarkovski que de Carpenter.


Si Cure émoustille particulièrement la curiosité au sein de la longue et intense filmographie de Kiyoshi Kurosawa, c’est dans un premier temps parce qu’il est surement le plus monstrueux de ses longs-métrages – Mamiya ne ressemble en rien à un kaiju, mais il en a la force destructrice. Son pouvoir, celui d’une hypnose totale et dévastatrice qui peut pousser ses cibles au meurtre ou au suicide, a pour point de départ une simple flamme, une étincelle.


Une flamme, une ville déserte. Les décors de Cure sont vides, ce sont ceux d’une ville fantôme. Seuls les protagonistes semblent occuper ces environnements glauques, grisâtres ou nocturnes – la vie même s’est évadée, enfuie, comme pour échapper à la vie, à l’amour, à la mort, aux radiations. On pourrait presque penser à Hiroshima mon amour, mais le contraste – le néant et la lumière – rappelle le Nostalghia de Tarkovski et sa fameuse scène fleuve d’une bougie traversant une piscine sans eau. Il faut dire que, comme le maître soviétique, le cinéma de Kurosawa joue des espaces et de leur nature périssable : de ce qu’illumine une pièce dans l’ombre, de ce que projette un couloir vide, de ce que construit un bâtiment en ruines. Ces espaces, justement, ne sont pas seulement spatiaux – ils dénotent aussi de repères temporels.


Où se situe Cure ? Dans un au-delà ? Quand Kurosawa décrypte sa société, aliénante et vorace, il la situe dans une réalité alternative souterraine – les monstres ont des visages d’homme, le mal se terre dans une cave ou dans un recoin obscur, invisible. Au fond, ce que cherche Kurosawa, ce serait d’inscrire le fantastique dans les murs de notre quotidien – faire de Godzilla une proposition rationnelle, et même, plus tragiquement, rendre le Diable familier.


Car s’il est une question qui taraude ses films, c’est celle du Mal avec un grand M. Le Mal, celui qui incarne, celui qui désincarne – et quoi de plus approprié que d’inscrire ce concept, cette créature, dans l’espace qui composes films : chez Kurosawa, l’architecture est un emprisonnement, elle est un antagoniste. Réinventant l’urbanisme si particulier du Pays du soleil levant à ses propres fins, le cinéaste japonais compose finalement un cauchemar structurel – dans ce monde parallèle, une porte ne sert pas à passer d’une pièce à l’autre, mais renferme un secret lovecraftien.


Si son œuvre l’emmènera ensuite vers le gothique (Le secret de la chambre noir) et vers les banlieues pavillonnaires labyrinthiques (Creepy), l’action de Cure s’imprègne du post-industriel – dans cet univers, même les hôpitaux ont les murs d’un hangar abandonné, chaque mur semble décrépir, pourrir, cicatrisant difficilement les épreuves du temps. Ces édifices témoins d’une grandeur passée sont symptomatiques d’un paradigme complexe pour le Japon : la décennie perdue des années 90 (Ushinawareta junen) et les débuts complexes de l’ère Heisei, secouée par un lent effondrement de l’économie miraculeuse d’après-guerre, du vieillissement dramatique de sa population et des attentats d’Aum Shinrikyo qui firent l’effet d’un traumatisme collectif, cause et conséquence de cette période trouble au parfum de fin du monde.


Le génie de Kurosawa c’est justement de savoir accompagner chaque décor vers cet aspect de ruine – peut-être est-ce dû au fait que, plutôt que d’occuper l’espace, il se complait à l’abandonner. Cette recherche d’une forme d’épure est la clé de la terreur qui règne dans son cinéma. L’humain, au fond, c’est ce qui nous rattache au réel, au sensible – alors qu’ici, le néant semble avoir vaincu. La musique n’est plus composée que de sons métalliques cycliques, de souffles à l’origine inconnue, de gouttes d’eau croupies ; la lumière est difficile à atteindre, rare, précieuse.


La solitude est au centre de toutes nos peurs. Elle est aussi la peur originelle. Origine de la folie, du chagrin comme du mal, Kurosawa lui fait perdre toute nature exceptionnelle pour la rendre omniprésente. Même quand ses personnages sont nombreux, ils les isolent – les laissant dériver lentement vers la souffrance d’un exil émotionnel et physique. Notre angoisse, ce n’est pas tant de vivre la fin du monde, c’est ce qui se situe après. La destruction a une fin, alors que la disparition n’en a pas. En construisant son œuvre autour de cette réalité simple (la solitude effraie, et qu’il y a-t-il de plus solitaire qu’un espace vide), Kurosawa a fait de l’urbanisme un constituant du désespoir. Quoi de plus vide qu’une usine désaffectée, cette usine-pays qui, à l’approche du bug de l’an 2000, s’est effondrée pour se fondre sur ses obsessions maladives et ses fractures ancestrales. Si Godzilla était Little Boy, Cure traite d’un autre type de déchirure, d’un autre type de peur : celle qui réside en chacun de nous, celle qui vient de l’intérieur.

Vivienn
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le 28 mars 2014

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Vivienn

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