Avec Daniel et Ana, le réalisateur mexicain Michel Franco signe un premier long métrage déroutant sur les affres de la reconstruction psychologique et sociale d’un frère et d’une sœur suite au drame morbide qu’ils ont subi. Comme Gus Van Sant avec Paranoid Park, Michel Franco va porter un regard non moralisateur et presque touchant, parfois contemplatif sur les ressentis adolescents face à la culpabilité de leurs actes. Mais la comparaison avec le cinéaste américain s’arrête là. Michel Franco fait partie, avec Carlos Reygadas et Amat Escalante, de ce cinéma mexicain sec et sans complexe décrivant des personnages traumatiques dans une société touchée par une violence soudaine. Le début du film contextualise son récit en nous plongeant dans le quotidien d’une famille bourgeoise mexicaine, attirant son intention sur les deux enfants de la maison.
Ana est une jeune femme universitaire heureuse qui va bientôt fêter son mariage pendant que son frère Daniel est un simple adolescent sans histoires, profitant de sa petite amie avec ses désirs d’émancipation. Mais très rapidement, le film va basculer dans l’effroi le plus total lorsque des ravisseurs vont les kidnapper tous les deux pour une seule et malsaine raison : faire une vidéo pornographique les filmant en train de faire l’amour sous peine de se faire tuer en cas de refus. Et là survient le premier et gros choc du film où le réalisateur Michel Franco n’élude pas la scène, ne fait pas que la suggérer mais la filme et place le spectateur dans une situation délicate du voyeur impuissant face au côté sordide de la situation. Sous cet aspect un brin provocateur, Michel Franco a le talent de ne donner aucun artifice hypocrite ou complaisant à cette séquence qui se passe sous nos yeux, préférant nous faire ressentir toute la frayeur et le désarroi des protagonistes plutôt que d’en retirer un quelconque érotisme dégradant et sulfureux. Après l’acte, les deux jeunes victimes se rhabillent et sont ramenées chez elles. Le plus dur commence avec la réhabilitation sociale et psychologique où Daniel et Ana devront faire face à la torpeur de leur traumatisme.
A partir de là, Michel Franco va dérouler son scénario minimaliste et réaliste sur la dureté de cette réinsertion individuelle et collective, offrant un miroir sans concession sur la construction adolescente dans un monde adulte aveuglé par son intransigeance et qui ne fait aucun cadeau. Comme habituellement dans ce cinéma, il est difficile de ne pas y voir une influence du réalisateur autrichien Michael Haneke à travers ses plans fixes laissant le film faire naitre sa propre atmosphère souffrante, cette distanciation du regard cinématographique qui ne tombe jamais dans le misérabilisme pompeux, une capacité à dessiner une violence aride et brute de décoffrage. Comme dans son deuxième film, Despues de Lucia, on y aperçoit un choc des générations avec une incommunicabilité entre les parents et les enfants. Les parents voient bien que Daniel et Ana semblent contaminer par un mal être contagieux mais rien y fait, ils ne s’intéressent qu’à la surface du malaise, qu’aux problèmes matériels (mariage, voiture, situation professionnelle) de leurs progénitures sans y déceler une gravité plus profonde, accentuant la solitude de ses deux êtres malmenés dans un environnement froid et sans émotion.
Ana, cloitrée dans son lit, va très vite essayer de reprendre le dessus en voyant une psychologue tout en essayant de conserver une chance de pouvoir donner une deuxième chance à son possible mariage alors que son fiancée n’arrive pas comprendre son changement d’attitude. L’épicentre tragique de ce drame provient sans nul doute de Daniel, le plus jeune des deux, qui doit construire sa propre personnalité et va chuter dans un mutisme profond et une haine intérieure qui aura pour conséquence d’exploser dans une fin de long métrage assourdissante. Michel Franco filme cette déchéance sourde avec une ambiguïté perverse qui étoffe la densité de son récit. Daniel ne va plus au lycée, et préfère déambuler en pleine ville ou voir des films au cinéma.
Il se sent coupable mais de quoi ? Coupable d’avoir fait du mal à sa sœur en la « violant » et ne pas avoir pu la protéger ou se sent il coupable de ne pas pouvoir contrôler des pulsions sexuelles d’adolescents face à son rapport aux femmes en ayant pris du plaisir durant cet acte controversé? Seul dans sa chambre, il va chercher sur le net si la vidéo a été mise en ligne : par hantise ou par plaisir, on ne sait pas vraiment, sans doute un peu des deux. Avec Daniel et Ana, Michel Franco offre un film aussi dur que sensible qui ne tombe pas dans le spectaculaire graveleux mais qui ose regarder droit dans les yeux une quête existentielle se déroulant non sans obstacles.