Danish Girl suit la transformation de Lili Elbe, née Einar, première personne sur laquelle a été pratiquée (en 1930-31) une chirurgie de »ré-attribution » sexuelle. Il fallait bien Tom Hooper pour ripoliner un sujet aussi grave et potentiellement dangereux. Après s’être fourvoyé dans son adaptation d’Hugo (Les Misérables avec Russel Crowe en 2012), il a de nouveau jeté son dévolu sur une histoire vraie afin de garantir sa légitimité sans se mesurer à des titans établis. Le réalisateur du Discours d’un roi (histoire d’un bègue couronné dépassant son handicap pour conduire son pays, contrairement à Bayrou) s’est surpassé, ce qui permet à ce projet de s’échouer dans un marais niaiseux voué sinon à ne contrarier personne, au moins à donner le minimum de ressources possibles aux polémistes.
Danish Girl emploie du matériel lourd à défaut d’avoir des arguments propres à envoyer. Le résultat se suit gentiment et n’apporte strictement rien sur le fond, mais constitue une berceuse agréable, presque sophistiquée à force de le souhaiter très fort (et grâce au tournage à Copenhague). Sur la fin, quelques punchline éloquentes apportent un semblant de densité (lorsque Lili revendique la rupture avec les liens et devoirs d’Einar). En particulier, celle où Lili évoque la correction de son « déguisement » : elle l’annonce comme si Einar était ce déguisement, mais indique alors que ce corps n’est qu’un instrument maladroitement fagoté, une simple vitrine finalement modulable à souhait. Cette perspective révolutionnaire n’est pas prise en charge par le film, ni par Lili elle-même – dans une démarche individuelle excluant tout autour ; y compris sa femme, avec laquelle elle divorce avant de devenir ‘elle’.
Mais on risque déjà à ce stade de sur-interpréter le contenu aseptisé et ignorant de Danish Girl ; il faut dire qu’aller chercher ses omissions serait plus stimulant ; en l’état, la toile est quasi vierge. À tel point qu’on lui fera porter ce qu’on voudra, à défaut de pouvoir honnêtement et sereinement projeter, sauf sensibilité particulière pour le thème et les interprétations d’acteurs aussi corsetés que le reste des ressources. Cette inanité du regard empêche le film d’être militant, outrancier, mais autant d’être pertinent ou vigilant (autrement que pour dorloter la foule). Des béances énormes s’ouvrent, des malentendus sont flagrants et seul ce voile de médiocrité, cet élan bizarre et académique vers la plus basse intensité et intelligence, peuvent les couvrir.
Ainsi la séance se referme sur un petit panneau mielleux et la citation de Man into Woman (1933), le journal de Lili publié à titre posthume. Or, tout de même, celle-ci vient de mourir, au moment où elle a pris possession définitivement du corps d’Edgar. Faut-il y voir l’inévitable épuisement d’une pionnière, aux efforts fatals ? Ou bien Einar atteignant le bout de son terrible état et donc de sa destruction intégrale ? En franchissant la ligne d’arrivée, la personne qui se nomme Lili n’aurait plus le matériel nécessaire pour soutenir son déni, plus d’espace pour justifier ou panser son mal-être ? En tout cas cet accomplissement est une liquidation, ouvrant à une voie morte-née. La femme ne s’épanouit que tant qu’elle partage le corps et la vie d’Einar, au lieu de lui la prendre. Quelque soit le bout par lequel on l’envisage, le moi d’Einar est suicidaire.
Autre problème (et ironie) majeur(e) : la place centrale est disputée par Gerda (interprétée par Alicia Vikander), l’épouse d’Einar, dont le point de vue semble préféré, alors qu’il est totalement vidé – sûrement pour figurer sa perplexité face à cette affaire trop grosse, mais c’est bien court et crétin comme méthode. Pendant que son époux abandonne de plus en plus son corps et sa volonté à Lili, défilant comme un travesti statufié et amélioré, glamour et crédible ; Gerda est la ‘vraie’ femme et on le rappelle abondamment. Elle est dénudée à plusieurs reprises – magnifique corps/doublure, contrastant avec les postures artificielles de sa future ex-mari, tenant plus de la création sublime (et ‘statique’) que de l’humanité animée. De même, la présence d’Amber Heard ne peut être innocente : sa beauté extraordinaire a déjà été au cœur de plusieurs films (notamment Tous les garçons aiment Mandy Lane), au-delà de la simple exploitation d’une ‘girl next door’ de service (ce dont elle reste plutôt à l’écart, par rapport à Megan Fox ou d’autres personnalités de cet acabit).
Einar soutenant Lili, puis Lili simplement, n’a pas à rougir de son apparence face à elles, mais son charme reste stérile, comme châtré lui-même ; Lili est délicate, coquette, aimable et pourtant, elle est aussi sèche qu’une amazone hostile ; elle est repliée sur elle, disposée mentalement mais jamais prête à s’offrir à un homme comme elle prétend parfois le désirer. À l’opposé, Gerda (Vikander) ou Ulla (Heard) dégagent une attractivité et une ouverture (la chasse ‘passive’, en lançant des filets et gardant le regard tourné vers l’extérieur réel) à chaque plan – malgré un affaiblissement pour Gerda à mesure qu’elle accompagne Lili dans son avènement ; affaiblissement et non désintégration ou renoncement, ses instincts d’amoureuse et ses comportements ouvertement sexués à des fins intéressées reprenant spontanément à l’écart de son mari en train de se fondre (lorsqu’elle croise le personnage nullissime traîné par Schoenaerts).
Mais de toutes façons, le film est trop fadasse et insignifiant dans ses expressions, ou veule par rapport à ce qu’il arrive encore à laisser passer ; il a fait disparaître de la surface le maximum, pour introduire le spectateur dans une espèce de salle d’attente où se glissent quelques confidences, en terrain sûr et conquis. On ne fait effectivement que feuilleter un catalogue charmant mais insipide, audacieux par son sujet et complètement anesthésié devant lui. Cette attitude pusillanime n’interdit pas ‘par définition’ l’émergence d’un point de vue enrichissant, c’est simplement que cette absence s’ajoute. Psychologiquement, on reste à la porte à un tel point que le scénario n’a plus qu’à se raccrocher, encore une fois sans jamais en épouser aucune, aux quelques thèses dressées sur le cas Elbe (dressées par des adversaires et oppresseurs, cités voire esquissés pour éviter d’être pointés et entendus).
Contrairement aux mobiliers et aux jolies cités, rien n’est clair dans ces affaires. À force de chasser l’intimité et de réduire la quête d’authenticité à quelques démarches et portions présentables d’événements, on arrive à un néant qui ferait regretter n’importe quelle confusion ou dérive borderline franche. Même les aléas importants, les démêlées avec les autorités ou les moments rudes sont liquéfiées (la ratonnade en public, les passages chez les psy, ne servent qu’à décorer le chemin). Mais cette disposition passive n’empêche pas le film d’être offensant potentiellement, puisqu’il ne sait se saisir de l’hypothèse schizophrène ; et les minauderies ininterrompues de Redmayne sont l’unique manière d’extérioriser sa féminité. Danish Girl ne sert pas le propos qu’elle emploie pour décrocher les Oscars et la bienveillance automatique.
À terme, cela donne un film parfait pour les ‘mous’, plaisant, recevable ou utilisable pour d’autres plus alertes, sûrement plus saoulant que choquant pour les publics réfractaires ou peu disposés. Au moins Dolan se confronte aux ambiguïtés (Laurence Anyways), quitte à se perdre dans les fausses pistes de ses créatures ; et Almodovar a le mérite de la fantaisie (La piel que habito, La mauvaise éducation). Pour combler les attentes sur le thème du transsexualisme, les spectateurs pourront se retourner vers Crying Game ou vers le road-movie Transamerica, focalisé dès le départ sur le sujet (l’autre, signé Neil Jordon, oscille entre romance et thriller).
https://zogarok.wordpress.com/2016/03/21/danish-girl/