Tiens, un film invisible - censure justifiée ?

5 octobre 2024


compétition victimaire et vieilles rancunes


Il semble qu'on veuille interdire aux serbes de faire un film sur les camps de la mort croates de la seconde guerre mondiale, parce que depuis, ils ont commis des crimes de guerre contre les bosniaques. Sans entrer dans les détails de cette manière raciste de raisonner qui attribue des responsabilités collectives en mettant tout un peuple dans le même sac (des deux côtés), ça reviendrait à interdire aux israéliens de réaliser un , ou des dizaines , de films sur les camps de la mort allemands parce que depuis, ils auraient commis des crimes contre l'humanité envers un autre peuple. Heureusement, ça n'a jamais été le cas. Et puis, en tant que perdants, les allemands se chargent depuis d'entretenir la mémoire de leurs fautes. Une mémoire collective, raciste, qui n'entre pas dans les détails de tous ces notables qui sont restés au pouvoir après la guerre (à l'exception d'un film - et on a aussi vu quelques films sur la résistance allemande). Une mémoire pénitentielle assez tardive aussi, à grands renforts de documentaires sur Arte, on dirait - alors que les japonais, pas trop portés sur la pénitence (pourtant si pétris de contrition!), mais probablement sous forte influence de leurs nouveaux maîtres US, ont inclus dans leur importante production cinématographique de l'après-guerre de nombreux films antimilitaristes (et pas des moindres, même s'ils sont massivement ignorés en occident).



Dara de Jasenovac a été proposé par la serbie aux Oscars hollywoodiens. On peut supposer que quel que fut le résultat, les autorités serbes espéraient au moins que cela ferait parler du film "à l'international", ou lui ouvrirait les portes de la distribution dans d'autres pays.

Je suppose que les règles de cette compétition interdisaient aux décideurs de refuser une candidature - un film par pays, choisi par ce pays. On ne va pas reprocher aux serbes d'avoir tiré parti de cette particularité, qui tend à laisser penser que les USA se prennent pour les arbitres de l'art international. En plus d'être la police du monde.

Et dans le pire des cas, ça aura permis aux autorités serbes de jouer les ostracisées sur la "scène internationale". Pas si sûr, puisque logiquement il n'a pas été fait de publicité sur cette mise à l'écart. Il semble que la démarche ait surtout confirmé leur statut de persona non grata, et puisse éventuellement servir leur politique intérieure. Le film n'a bien sûr eu aucun droit de cité dans ces festivals arbitres du bon goût et de la morale que sont cannes & Cie.

Le résultat ne peut être qualifié que d'omerta. Omerta sur les crimes des oustachis, ces fascistes croates qui ont profité de la politique d'extermination nazie pour régler leurs propres comptes avec les ethnies qui ne leur plaisaient pas.

Chapeau bas les arbitres de la morale.



Ceci étant considéré, on peut considérer les débats subsidiaires sur l'art et la représentation du mal comme des excuses, des parures idéologiques masquant les calculs politiques.


https://variety.com/2021/film/reviews/dara-of-jasenovac-film-review-dara-iz-jasenovca-1234890745/


"Were there no contemporary context to “Dara of Jasenovac,” it would be just another unmodulated Holocaust drama using violence in the same way as any number of serial killer movies. But background is inescapable, and in this case, Serbian nationalists’ use of Jasenovac as a rallying cry for Serb victimhood through the centuries turns the film into propaganda. Scholar Jovan Byford has cogently detailed how linking Serbian suffering to the Shoah has long been a ploy to garner international sympathy and legitimize territorial expansion together with racist policies, and that’s exactly what “Dara” plays into. In addition, situating the Ilić family’s home in Mirkovci is tossing red meat to the anti-Croatian brigades given that the town remains a bitter site of contention after the genocidal breakup of Yugoslavia. A Holocaust movie designed to stoke animosity against Germans today would be roundly condemned; to not recognize the same problems here is willful blindness.""


En somme, il serait impossible de donner un avis sur ce film sans prendre parti pour un camp.

:p

Voyons ce que j'en disais il y a quelque temps...

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19 août 2024

la meilleure censure est celle que l'on ignore

...Parce qu'un film historique conséquent est parfois un film d'horreur


Un film sur une extermination ethnique peut-il être autrement qu'insoutenable ?

Le cinéma est représentation du réel, mais comme art, il est abstraction, métonymie : une recréation audiovisuelle évoquant la totalité du réel. Il a forcément moins d'impact que l'expérience directe, infiniment moins. Pourtant, l'image photo-cinématographique exerce une influence puissante sur les émotions.


D'où le rôle extrêmement efficace de propagande que joue le cinéma. Alors certes, ce film n'est pas entièrement comparable à La Liste de Schindler, qui sortait dans une période de détente et d'initiation de "processus de paix" entre Israeliens et Palestiniens, contrairement à ce Dara qui paraît-il souffle sur les braises de l'inimitié entre Serbes et Croates.

Pourtant, la mauvaise foi de la critique de Variety ne va pas jusqu'à prétendre que les bases historiques du film sont erronées. Le film n'est mensonger que comme toute oeuvre de fiction, comme recréation du réel - non comme mystification visant à induire le spectateur en erreur sur les faits historiques auxquels il se réfère. Non, cette critique de Variety joue le jeu dangereux de reprocher "l'intrumentalisation de la shoah" à une oeuvre qui, exceptionnellement, ne décrit pas le massacre des Juifs. Reproche risqué, à double tranchant pourrait-on dire. Mais surtout, que son auteur n'oublie pas de reprocher aux films montrant le génocide des Tutsis (ou des Hutus, je ne sais jamais - pardon, je confonds ces catégories plus ou moins arbitrairement instituées par les colons belges!), ou celui des Arméniens, ou des Amérindiens, leur exploitation sans scrupule de l'idée de génocide, sur laquelle il semble qu'il y ait monopole. Sinistre compétition.


"Première condamnation pour génocide par le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie : Radislav Krstic (...)

Qualification de génocide des musulmans de Bosnie par les Serbes à Srebrenica en 1995 par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie le 2 août 2001."

(0)


L'intérêt de l'Etat est d'apporter la paix à l'intérieur de ses frontières - de déplacer les guerres claniques à l'échelle internationale, apportant une stabilité, une protection à la population dans le cadre interne d'un Etat de droit .

Cela suppose une hypothétique victoire ultime d'un gang contre les autres, la dernière guerre civile, la lutte finale. Une étape d'un processus historique linéaire universel aura été franchie, définitivement.


Cette idéologie simpliste produit les massacres des population "inassimilables", rétives à l'éradication culturelle - l'ethnocide ne suffisant plus, les vainqueurs pratiquent le génocide pour régler définitivement le "problème" - la der des der exterminatrice. La solution finale qui instaurera la paix perpétuelle sur terre. A l'intérieur des frontières. Pour un temps.

Les processus de constitution des Etats-nations - et de leur destruction, de leur redoutée "balkanisation" - sont liés à ces logiques génocidaires. C'est le genre d'évidence aveuglante scotomisée par la mentalité dominante des Etats-nations.

L'intérêt supérieur de la paix dicte l'organisation d'une amnésie collective sélective.

Les gouvernements préfèreront favoriser les récits soutenant la cohésion nationale, comme celui d'une résistance française contre un occupant - sans toutefois entretenir la haine contre cet ex-occupant s'il est devenu un allié.

Ainsi l'usage des crimes de guerre dicte d'en exalter quelques-uns, et d'oublier les autres. La communauté juive ne constituant pas une menace sur le territoire allemand, l'Allemange peut perpétuer son mea maxima culpa. Ailleurs, l'entretien de la mémoire du génocide des juifs aura une utilité différente.


Les Serbes ont massacré les Bosniaques après avoir été massacrés par les Croates (qui avaient été persécutés par le gouvernement bosniaque, etc.). C'est la ronde des haines. Voilà pourquoi l'aveuglante mauvaise foi de l'article de Variety est facilement retournée contre lui. La majorité des 850 avis exprimés sur IMDB saluent le rappel de la mémoire d'une entreprise génocidaire oubliée - l'article ose dénoncer l'exploitation de son association avec la shoah. Cet article défend donc une mémoire sélective contre une autre, en prétendant dénoncer l'exploitation de la "shoah". Son auteur aurait-il fait le même reproche à un film se focalisant sur l'extermination nazie des handicapés, des Roms, des communistes, des homosexuels, etc?


Donc cet article - dont je ne voulais pas parler - reprend implicitement certaines rhétoriques à géométrie variable - interdiction de représentation du génocide, interdiction de son exploitation par l'industrie du spectacle, interdiction de son utilisation à des fins politiques. Autant de tabous brisés depuis très longtemps.


On pourrait associer au reproche d'oeuvre de propagande, celui de complaisance dans la représentation de la violence, et de manipulation émotionnelle flagrante. D'un autre côté, Dara est le premier film qui me donne l'impression d'approcher enfin une once du désespoir absolu qu'a dû être l'envoi dans un camp d'extermination. L' "art" a-t-il vocation à rendre moins insoutenable l'horreur de la réalité? Ne pourrait-on justement accuser une oeuvre qui tendrait à rendre acceptable la représentation d'une horreur réelle, de falsification, de mensonge propagandiste? (1)


Dans la mise en scène maîtrisée, on pourrait reconnaître la maestria formelle d'un Spielberg, mais Dara ne nous soumet pas aux travestissements hollywoodiens qui introduisent de la romance, de l'action, ou autre genre de divertissement, dans des trames historiques. Le reproche qu'on peut lui faire est d'humaniser les victimes. De créer une empathie avec des "personnages" condamnés. On ne peut pas prétendre que ce soit fait avec une grande subtilité, d'accord. Mais quelle duplicité, quel double standard peut justifier de reprocher à un film actuel d'user du même style cinématographique qui a été encensé par le passé, sans avoir globalement été remis en question depuis ? Quant au manque relatif de finesse des deux films, il est question d'appréciation personnelle, d'humeur du moment ; et d'ambiance politique, vraisemblablement. Somme toute, les festivals et avisés autorisés préfèrent que l'on imite le style d'un film "palmé" comme Rosetta - j'ai cité Le Fils de Saul (où le seul souci du personnage principal est d'enterrer un cadavre? C'est supposé m'intéresser?).



"Que vive longtemps l'état indépendant de croatie!"

La construction dramatique est classiquement manipulatrice. Les chorus d'enfants en rajoutent une couche. Le calotinisme orthodoxe est également de plus en plus présent à mesure que le film avance. Mais le film devrait-il faire abstraction de l'aspect religieux, culturel, de l'éradication d'orthodoxes par des catholiques? Ni les religieuses, ni la croix rouge ne sont présentées comme des entreprises "sataniques"; mais la religion est une composante de la politique mise en oeuvre .

Par goût personnel, je trouve ce film douteux, en particulier lorsqu'il superpose des choeurs d'enfants sur le gazage d'un groupe d'enfants.

Néanmoins, les autorités d'ici ont décidé que la censure était préférable au débat. Et puis, depuis quand y'a-t-il eu un véritable débat public dans ce pays ?

Un film comme La Bataille d'Alger était connu même là où il n'était pas visible, grâce à la renommée obtenue dans les festivals. Dara de Jasenovic a été invisibilisé dans les festivals occidentaux : la censure parfaite est celle dont le public n'a pas connaissance. Il n'est même pas besoin d'effacer la mémoire collective.


Dara de Jasenovac, dans la maigre mesure des renseignements que j'ai pris, ne transmet aucune information erronée. Comme n'importe quelle oeuvre de fiction, il se donne des limites de temps et d'espace qui permettent toutes les récupérations, puisqu'il élude le contexte géographique et historique. Qu'il soit utilisé dans des manoeuvres de propagande serbes, c'est possible. Mais les seuls criminels décrits sont les nazis et les ustashis, et l'on voit des femmes croates sauver des vies malgré la terreur qu'ils exerçaient. Dara, s'il manipule les émotions du spectateur, ne choisit pas de se focaliser sur un personnage héroique facile à rentrer dans le moule de la fiction "feel good" hollywoodienne. La liste de Schindler est beaucoup plus explicitement propagandiste... Tout en étant une réussite artistique. L'usage des métaphores plutôt que la représentation directe de l'horreur en fait un film familial. La représentation de la violence dans Dara pourrait-elle servir à exciter la haine plutôt qu'inciter à la réconciliation ? Oui.


Il semble que la logique d'un Etat-nation implique , en fonction de la place du pouvoir en cours sur le spectre politique, de refouler plus ou moins ses soubassements racistes. Dans ce contexte, les racistes nationalistes disent la réalité de l'Etat, la sauvagerie qu'il maintient sous la surface et qui peut toujours remonter. Alors contre cette logique, le "rêve" européen consiste à rendre réelle l'aspiration à un progrès du tribal vers le national, puis vers le fédéral, pour la paix. A croire que les crimes passés peuvent être rédimés par l'instauration d'une "paix quasi-universelle".

Quelles réalités cette idéologie élude-t-elle ?

Pour faire mentir ceux qui prétendaient que l'éradication de certaines populations était une étape indispensable vers la construction d'un Etat-nation, Etat lui-même base d'une ultérieure fédération, il faut entretenir la mémoire de ces génocides. Sinon, la paix est un mensonge et un crime. Reste à maintenir la mémoire sans nourrir les rancoeurs...

Mais on peut aussi penser que l'Etat-nation est par "essence" criminel.

All aboard the ghost train !


(0) on préfère généralement parler de nettoyage (si l'on a un côté hygiéniste scientiste) ou d'épuration (si l'on est purement raciste) au sujet de la politique menée par l'armée et les milices serbes (mon garagiste favorise ''vidange ethnique'')(et je ris avec le malheur des gens, pas de leur malheur)

(1) Comme ces vieilles fictions qui recréent un cadre bienveillant dans des communautés de colons aux USA, en Afrique, en Australie, etc en éludant totalement leurs exactions.


ChatonMarmot
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le 5 oct. 2024

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