L'Art de l'ellipse
Avec ce superbe "Dark Water", Hideo Nakata prouve qu'il maîtrise parfaitement l'art de l'ellipse - si essentiel pour que le film fantastique ne vire pas au grand guignol -, mais aussi qu'il possède...
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le 25 oct. 2016
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En soi, toute l’efficacité du cinéma d’horreur peut être ramenée à une tension : celle articulant l’image montrée à l’image qui n’est pas montrée. Pour être plus précis : ce cinéma s’appuie sur la relation du spectateur à la vision d’horreur, laquelle peut être laissée hors-champ, dévoilée au second plan ou exposée frontalement. Aussi le spectateur, lorsqu’il n’est pas dans un état de choc, est la plupart du temps dans l’attente de cette vision, ce qui l’installe dans un rapport ambigu à celle-ci : entre crainte de voir et curiosité morbide, entre fascination et répulsion.
En 1998, Hideo Nakata décortique cette contradiction avec Ring, beau film fantastique se construisant autour du motif depalmien d’une image « manquante » que les personnages recherchent mais dont l’horreur les tue lorsqu’elle leur est frontalement exposée (vision explicite d’un spectre sans visage crevant littéralement un écran de télévision). Si Ring est incontestablement un film précieux, c’est avec Dark Water – quelques années après – que le dispositif métafilmique élaboré par Nakata trouvera son expression la plus riche, la plus glaçante et – fait rare dans le cinéma d’horreur – la plus déchirante.
Le scénario même de Ring était explicite quant à ces enjeux théoriques (une vidéo maudite...) : Dark Water s’avère plus subtil, distillant cette réflexion autour de motifs nombreux mais discrets – un plan à travers une vitre par ci, un écran de caméra de sécurité par là – souvent conditionnés par l’architecture du bâtiment dans lequel habitent les deux personnages. L’ascenseur est dans cette optique un élément clé de Dark Water en cela qu’il symbolise l’asservissement du spectateur à l’image : lieu clos de passivité et d’attente, c’est aussi le lieu de prédilection de l’apparition, dans lequel on ne peut que regarder (toute action impliquant un délai, un décalage trop important pour qu’il interagisse vraiment avec ce qui est apparu). La manifestation fantastique n’y est en outre jamais directe : image rapportée par une caméra de surveillance (ce n’est pas un hasard si c’est à travers celle-ci que survient la première irruption du surnaturel dans le film), séparée la vitre de l’ascenseur, simple trace sur un bouton… C’est ce filtre permettant la monstration – métaphore de l’écran de cinéma – qui permet de dédoubler l’asservissement du spectateur à ce qui est montré (et évidemment à ce qui ne l’est pas), en mettant les personnages dans la même situation. Le cinéaste fonde donc une grande partie de l’angoisse ressentie dans Dark Water sur l’instabilité d’une image qui nous échappe constamment – chaque apparition étant évidemment toujours fortuite. La solitude des personnages (on ne croise jamais les autres résidents) est propice à ce climat fantastique car elle rend l’immeuble en lui-même nettement subjectif, favorable à une confusion visuelle qui installe une méfiance vis à vis de l’image : qu’est-ce qui nous indique que ce que l’on voit n’est pas une simple réverbération du trouble des personnages ?
Comme dans Ring, cette ambiguïté de l’image contraste avec une puissante énergie de dévoilement : il y est question d’une victime cherchant à se montrer. Dans chacun des deux films, la jeune fille est tuée par deux choses : la noyade et l’indifférence. C’est le cas dans Ring parce que Sadako n’apparaît pas dans la vidéo maudite avant la fin du film (elle est littéralement coupée au montage, et ce n’est pas un hasard si sa sortie du puits s’accompagne d’une sortie de l’écran), et c’est particulièrement flagrant dans Dark Wateroù la noyade n’est pas la conséquence d’un meurtre mais d’un accident, d’une négligence. L’apparition fantomatique est donc la conséquence d’une volonté de dévoilement. Or, l’épouvante fantastique se base sur la tension entre le suggéré et la monstration pour créer une présence, et Nakata exploite pleinement cette esthétique pour exprimer ce désir de dévoilement, ce cri de rage horrifique contre l’indifférence : les coups de poings entendus dans le réservoir d’eau expriment ce conflit entre énergie révélatrice et dissimulation bienséante de l’horreur. Autre exemple marquant : le visage non montré (et d’ailleurs inexistant au final) de la gamine au ciré jaune, représentation fantasmagorique et universalisée de l’enfant marqué par l’abandon, déshumanisé par le désintéressement qu’il subit.
Mais là ou (dans Ring) le sujet était exclusivement celui de la représentation – sujet théorique et métafilmique – Dark Water investit cette réflexion dans un enjeu intime, transposant la peur du fantôme dans une peur plus familière : la hantise de perdre l’autre.
La relation ambiguë à l’image – entre désir de voir et crainte du choc horrifique – évoquée précédemment fait effectivement écho à une angoisse de la perte qui parcourt le film, lorsque l’autre est absent : désir de voir pour récupérer sa présence, peur de ce qu’on va trouver et qui rendrait la séparation définitive. Dans ces conditions, Nakata ne lésine pas sur les effets de suspense : les quelques minutes que Yoshimi met à trouver Ikuko semi noyée semblent interminables…
Suivant la même dynamique, l’angoisse grandissante ressentie dans Dark Water se rapproche de l’anxiété croissante de Yoshimi dans le contexte de son divorce : à mesure que le film s’engouffre dans le fantastique, le comportement de celle-ci est plus névrotique, et ses deux tourments – en se nourrissant l’un l’autre – finissent par se confondre. La présence fantomatique impalpable est d’ailleurs étrangement analogue à celle du mari (qui espionne son ex-femme pour la piéger) jusqu’à les faire fusionner lors d’une des manifestations fantastiques : Nakata ne nous révélera jamais qui du mari ou de la petite fille au ciré jaune a fait une trace noire sur le bouton de l’ascenseur.
Dark Water met donc constamment en scène la menace de l’extérieur sur la sphère intime mère-fille, et c'est dans ce contexte que le monde se replie sur elles deux (elles disent à plusieurs reprises qu’elles se suffisent).
Et pourtant le film – alors très psychologique – ne se contente pas d’un unique point de vue, et les représentations horrifiques/fantasmagoriques (qui reflètent l’angoisse de la mère comme celle de la fille) sont ancrées dans un renouvellement perpétuel : Dark Water est marqué par de nombreux flashbacks montrant la petite fille en ciré et Yoshimi elle-même abandonnées à l’école. Et lors de l’épilogue, Ikuko voit une écolière attendant sa mère, seule. Suspense bien connu… soulagement lorsque la mère apparaît enfin. L’angoisse intime et quotidienne rencontre ici un effroi universel.
Si ce réseau d’échos entre enjeu métafilmique et enjeu intimiste fonctionne de manière aussi expressive dans Dark Water, c’est que Nakata a repris un autre motif présent dans Ring, en le développant, l’étoffant, l’étendant considérablement : celui de l’eau.
L’eau, c’est le liant de Dark Water : présente dans quasiment tous les plans, elle redouble symboliquement chaque aspect du film, et permet d’en articuler toutes les subtilités. C’est principalement à travers les notions d’infiltration et de perméabilité qu’elle trouve tout son sens : élément du quotidien omniprésent, c’est à travers l’eau que la grande majorité des événements surnaturels survient. Ainsi en est-il de l’infiltration d’eau au plafond (d’ailleurs la conséquence d’une négligence), des cheveux qui coulent du robinet (quel effroi !), de l’eau qui croupit à vue d’œil, du réservoir qui déborde, de la baignoire qui coule toute seule… et – évidemment ! – ainsi en est-il également de cette scène ahurissante dans l’appartement inondé, folie fantasmagorique dont il ne manque à l’effusion démonstrative que l’essentiel : le corps mortifié de l’enfant.
Dans Dark Water, c’est donc l’eau qui porte la charge spectaculaire du film, et lorsque celle-ci déborde, c’est l’horreur de l’indifférence (une gamine disparue car abandonnée) qui déborde au sein même du quotidien.
Et pourtant, une contradiction : grâce à un jeu abondant sur la transparence, l’opacité et le réfléchissement, l’élément aqueux apparaît également comme un énième filtre pour voir – ou plutôt ne pas voir. La séparation finale de la mère et de sa fille – qui se fait dans un déluge sortant de l’ascenseur (réminiscence de Shining ?) tenant aussi bien du surgissement que de l’effacement – est caractéristique de cette contradiction en concentrant les enjeux horrifiques et intimistes du film dans une vision matérialisant l’angoisse de voir disparaître l’autre – que ce soit derrière des vagues marronnasses ou une tête sans visage.
À cette apothéose spectaculaire répond la dernière image du film, dont la simplicité déroutante contient en sourdine toute l’intensité émotionnelle de Dark Water : Ikuko, une dizaine d’années après avoir perdu sa mère, sort du champ. La caméra reste alors quelques secondes sur le bâtiment de son enfance – invariablement débarrassé de toute animation, de toute vie humaine – laissant le spectateur percevoir un peu de néant avant de prendre la mesure pétrifiante de ce qu’il vient de voir : toute disparition, aussi anodine puisse-t-elle paraître, peut s’avérer aussi définitive que la fin d’un film.
Peut-on imaginer plus grand effroi ?
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Créée
le 15 nov. 2022
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