"Moi, si je kiffe autant le cinéma, c'est surtout parce que j'aime observer la continuité des courants cinématographiques en relation avec l'évolution juridique d'un pays."
Ok. Je viens totalement de perdre mon interlocuteur. Si je n'explicite pas mon propos dans les secondes qui suivent, je serais classé comme étant un fou et je ne vais encore pas arriver à me faire des amis.
Le cinéma français ? Je n'ai pas envie d'en parler. le cinéma américain ? Trop banal. Le cinéma coréen ? Il ne m'est pas utile pour démontrer ça, je le réserve pour plus tard.
Réfléchis, réfléchis, réfléchis... JE SAIS !
"Est-ce que tu connais un peu le cinéma japonais et est-ce que tu as déjà entendu parler du Pinku Eiga ?"
Ok. C'est la pire et le meilleure idée de ma vie. Il va falloir que je m'échauffe la voix parce que j'ai beaucoup de choses à dire et je dois garder l'attention de mon public.
Parler du cinéma érotique japonais des années 60/70, c'est avant tout passer soit pour un illuminé soit pour un pervers. Je veux juste montrer mon amour pour le cinéma perso.
Contextualisons : en 1956, une loi anti-prostitution est adoptée au Japon et dispose que « Nul ne peut se livrer à la prostitution ni en être client ».
Résultats : la partie de la population friande de ces plaisirs se retrouvent frustrée sexuellement.
Et pourtant ! Durant la Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement japonais fournissait des femmes japonaises comme prostituées aux troupes d'occupation alliées sous le couvert de l'Association pour les loisirs et l'amusement. C'était le bon vieux temps ça !
Mais alors ? Comment satisfaire ces japonais avides de chairs sans enfreindre la loi ?
Réponse : la pornographie et le cinéma érotique
Ce flim n'est pas un flim sur le dentimse
Daydream est un film érotique japonais sorti en 1964. Il fait partie du courant cinématographique du Pinku Eiga. Cela signifie, qu'à un moment ou un autre du film, une femme se retrouvera attachée et totalement impuissante face à un homme.
Ce film se situe avant l'oeuvre "Quand l'embryon part braconner" de 1966 qui inverse les rapports de force établis. Celui-ci est le premier film du courant Pinku Eiga à mettre en scène une femme qui arrive à se libérer de l'emprise de son ravisseur.
Bref, c'est la catégorie BDSM de tes sites préférés mais sans cul, en noir et blanc et hyper stylisé au niveau des gros plans.
Daydream est entièrement un fantasme de jeune homme qui croise son idéal féminin chez le dentiste. Il s'imagine des aventures où il est le chevalier qui doit sauver sa princesse.
Mais il n'est pas un héros. Maltraitée, torturée et humiliée, la jeune femme n'est que l'objet de son mari et cela ne changera pas malgré le semblant de bonnes intention de son prétendant. Il "l'assassine" car ne vaut pas mieux que le mari : il ne désire que posséder cette femme.
Le film nous montre bien l'aspect "rêveries" lorsque l'on s'aperçoit des bruit de salle de dentiste à certains moments du film. (Ou alors le compositeur des musiques du film est carrément parti en cacahuètes avec un synthé et une perceuse)
Ou alors comme musiques, on a le droit à des petits concerts d'accordage de cithare qui finit par s'emballer au fil du récit. De quoi se mettre à l'aise avec son fapalin.
Non je rigole, le film est magnifique. Surtout la scène de la baie vitrée qui sépare le jeune homme des scènes de torture. (bon courage pour celui qui nettoie les vitres après)
Ce film, et plus généralement ce courant cinématographique, dénonce deux choses : le système patriarcal et la situation de la femme japonaise
D'un côté, le film dénonce le clivage social entre la femme et son mari. Il y a un rapport maître et esclave qui n'est jamais renversé. La femme est un objet et cela est explicité par le fait qu'elle se transforme en mannequin dans le film.
Le mari est le chef de famille. Il possède et peut faire pression sur les membres de la famille dû au respect qu'il doit lui être accordé conformément à la morale confucianiste. Il y a donc une barrière entre celui-ci et la femme et les enfants car il a des responsabilités causées par sa supériorité.
Cette constatation a évolué au fil des courants cinématographiques japonais pour aboutir désormais à une réflexion père/fils avec des films tels que Tel Père Tel Fils ou Après La Tempête.
D'autre part, ce film dénonce bien la vacuité des droits de la femme au Japon même si elle obtint le droit de vote en 1946, celle-ci reste désavantagée sur le marché du travail face aux hommes et cantonnée à des métiers "féminins".
...
Bon, je crois que j'ai perdu mon interlocuteur. C'est pas grave, je retenterais avec quelqu'un d'autre.
Avec un peu de chance, je trouverais enfin le regard curieux cinéphile que je recherche désespérément.