The Other Side of the Wind fait partie de ces films qu’il est totalement impossible d’appréhender sans en connaitre le contexte de création, un serpent de mer d’une telle ampleur dans l’histoire du cinéma, et de celle de son créateur, que le résultat final ne peut que générer frustration et étonnement, voire une certaine gêne.
Dernier film inachevé d’Orson Welles (parmi un certain nombre d’autres, dont le fameux Don Quichotte), bloqué durant des décennies dans un imbroglio politico-financier international, l’œuvre est à l’image des derniers projets d’un cinéaste devenu aussi inclassable qu’ingérable : un miroir complexe, une mise en abyme poisseuse sur les affres de la création, flirtant avec le génie par instants, trébuchant à de nombreuses reprises, dans le bruit, la fureur et la frénésie d’un bout à bout dont on ne peut s’empêcher de questionner la légitimité : quels choix furent faits, par qui, au nom de quelles intentions ? Lorsqu’on sait que Welles lui-même naviguait à vue et modifiait sans cesse un projet dénué de script, on peut se permettre quelques doutes.
Que reste-t-il ? Un récit qui, bien évidemment, évoque un cinéaste en pleine crise, dont on retrace la dernière soirée lors d’une fête qui va déraper, et à laquelle sont conviés les acteurs du système hollywoodiens pour un défilé satirique en forme de règlement de compte. La journaliste carnassière (inspirée de Kael), le jeune réalisateur venu vampiriser le mentor (Bogdanovich, dans un rôle qui renvoie à sa propre personne), l’équipe technique, les comédiens et jusqu’à la lolita singeant Cybill Shepherd, draguée à 19 ans par le même Bogdanovich : les références sont constantes, le tout dans un faux documentaire sur le modèle du found footage, puisqu’on est censé monter toutes les bandes (noir et blanc, couleur, vidéo…) tournées cette ultime nuit du grand réalisateur - campé par un John Huston royal.
Welles l’a dit clairement, il avance masqué : le style documentaire (caméra à l’épaule, cuts ultra radicaux, jusqu’à la nausée) ne lui correspond pas, mais semble, fiévreusement, tourner autour de sa stature de créateur et tenter de l’atteindre, notamment en sondant tous les parasites qui l’entourent. On voit poindre par instants la tentation de marcher sur les terres de Cassavettes, par cette improvisation vivace et ce désir de saisir au vol une intensité dans une gradation jusqu’à la crise. Mais force est de reconnaitre qu’on n’y parvient pas vraiment.
En alternance de cette nuit agitée, de larges extraits du film qu’il cherche à achever sont projetés : dans une salle de projection, dans la villa puis dans un drive in, jouant toujours de la rupture de la transgression, miroir inversé en contrepoint de cette sinistre foire aux vanités : la nature, la couleur, des plans d’ensemble, des rôles muets pour un pastiche du cinéma européen – Antonioni en tête. Puissamment érotique, comme jamais Welles ne l’a été, probablement l’apport d’Oja Kodar, sa sculpturale et jeune maîtresse créditée à l’écriture. L’occasion de séquences psychédéliques (un corps à corps torride et chromatique dans une voiture sous la pluie) ou plus perverses (une orgie très formaliste dans des toilettes publiques que ne renierait pas De Palma), autre amusement pour un cinéaste probablement fatigué de continuer sur sa propre voie où, de toute façon, personne ne le suit plus.
Le film, il faut bien le reconnaître, est éreintant, comme le fut son processus de création. La logorrhée des personnages contamine plus qu’elle ne le devrait le propos d’ensemble ; on peut, certes, tisser en permanence des liens entre cette fiction et les conditions de création de l’œuvre elle-même, et il y a évidemment quelque chose de fascinant et de très émouvant à voir exhumé le cinéma d’un grand génie du septième art après plus de quarante ans d’enfermement. Mais c’est aussi là sa limite : œuvre malade et auto-référentielle, torturée et faussement maline, The Other Side of the Wind souffre d’un handicap majeur : parce que son créateur y hurle sous de trop nombreux masques sa défaite et sa frustration, parce que le résultat final est lui-même discutable, elle reste à jamais inachevée, comme l’est notre expérience de spectateur, voyeur dans des coulisses qui auraient peut-être dû rester à l’abri des regards.
(6.5/10)