A peine sorti d’un mois de prison pour avoir menacé son mécène par téléphone, le peintre Gulley Jimson (Alec Guinness) cherche de l’argent pour se remettre à la tâche. Mais pour cela, il faudrait commencer par renoncer à son excentricité…
Depuis le temps, on sait bien qu’Alec Guinness est un des acteurs les plus immenses que la Terre ait porté, mais à chacun de ses rôles, on découvre une facette insoupçonnée de son talent. De ses rôles majeurs (le cardinal de L’Emprisonné, le colonel du Pont de la rivière Kwaï) à ses rôles plus mineurs (le fantôme de Scrooge, ou le vieux sage de Star Wars), Guinness parvient à insuffler à chacun de ses personnages une étincelle qui le rend inimitable. C’est bien évidemment encore le cas avec cette savoureuse composition de peintre excentrique qu’il nous offre ici.
Devant la caméra, constamment maîtrisée, de Ronald Neame (Arthur Ibbetson à la photographie oblige), Guinness parvient à allier brillamment le drame et la comédie en un seul personnage, grâce à l’écriture très fine et rigoureuse qu’il lui a apporté, ayant assuré également la tâche de scénariste. Si les autres personnages ne bénéficient malheureusement pas d’un développement aussi poussé que celui de Jimson, ce qui aurait sensiblement augmenté la qualité du film, ils ne s’en avèrent pas moins hauts en couleur et tous aussi mémorables.
Là où l’on sent le Guinness-scénariste moins à l’aise, c’est dans la trame du récit. De trame, en réalité, peu, voire pas : le scénario va et vient au gré des divagations du personnage principal, ce qui lui enlève une bonne partie de son unité, et l’empêche d’être le chef-d’œuvre qu’il aurait pu être. Plusieurs longueurs viennent donc alourdir un récit qui ne semble pas savoir où il va, faisant parfois pencher la comédie de Neame vers le film à sketches, seule la musique de Prokofiev arrangée par Kenneth Jones parvenant à lui conserver une certaine unité de ton.
Pour autant, Alec Guinness et son réalisateur ne perdent pas le Nord, et si le scénario ne nous porte aucune vision sur l’Art en tant que tel, ce qu’on imaginait pourtant incontournable, il nous propose en revanche une certaine réflexion sur le statut de l’Artiste, son rôle et sa responsabilité de créateur (voire de destructeur), mais aussi sur son travail et son influence sociale. A ce niveau-là, De la Bouche du cheval s’avère étonnamment riche et dense, et même s’il ne dépasse jamais son statut de simple comédie, porte un sous-texte qui mérite qu’on s’y attache un peu. Un sous-texte qui, par son approche résolument novatrice (on croirait que le film date plus des années 1970 que de 1958), fait de la comédie de Ronald Neame un film à la fois classique et étrange, en tous cas profondément moderne.