De la conquête part d'un postulat esthétique apparemment simple : en superposition d'images contemporaines tournées librement en Algérie par la cinéaste, auxquelles viennent ponctuellement s'ajouter quelques archives, différentes voix s'élèvent pour raconter le récit de sa conquête par la France, entre 1830 et 1848. Ce récit est constitué d'un assemblage de textes, lus d'une voix blanche par des comédiens et amis de la cinéaste, qui sont les propos écrits ou rapportés de différents personnages liés à la période. Il faut attendre le générique du film pour en connaître les noms : illustres (le roi Charles X, Alexis de Tocqueville, Victor Hugo, Ernest Renan) ou anonymes (des touristes de l'époque, des grenadiers).


Loin de rendre confus le geste de la cinéaste, ce choix permet au film d'éviter de s'en tenir à une ligne exclusivement pédagogique, ces textes sonnant chacun comme une matière autonome, vivante, dans lequel le montage taille, trouvant des correspondances percutantes avec les images de la cinéaste au style si particulier. Qu'elle investisse le port d'Alger, la vie quotidienne dans les rues de la capitale ou une fantasia aux abords du Sahara, Franssou Prenant filme seule, toujours à l'épaule. Ses cadres flottant et un peu de biais donnent l'impression d'avoir été saisis au hasard de ses pérégrinations, dans l'énergie du moment. Elle ne semble chercher ni des scènes, ni des personnages, mais des présences, pas nécessairement humaines, de ce qui fait la matière d'un pays : à de furtifs regards caméras d'algériens et d'algériennes saisis en longue focale viennent se succéder l'ombre des arbres fruitiers projetée sur les murs, des tâches de soleil miroitant sur une flaque d'eau, la pente des rues glissant ver la mer bleue, des chats et des oies détalant les pavés d'Alger. La sensualité d'un pays apparaît, librement saisie par le regard mouvant d'une cinéaste-baroudeuse, la caméra en bandoulière.


Le montage, net, rapide et acéré, loin d'escamoter le caractère impressionniste de ces visions, les prolonge pour mieux les confronter aux textes lus. « Il ne faut pas courir après les arabes : il faut les empêcher de semer, de récolter, de pâturer » entend-on, alors qu'à l'image, subtile ironie, une camionnette descend vers la mer les portières ouvertes, dévoilant des cageots profus de fruits et de légumes. Les plans sont le plus souvent courts, se démarquant de l'épure straubienne à laquelle on pourrait s'attendre devant un film affichant un tel postulat esthétique, d'autant que la première voix qui s'élève est celle, si particulière par sa diction, de Christophe Clavert, seul acteur du dernier film de Jean-Marie Straub La France contre les robots. Prenons justement la première séquence du film : alors qu’apparaît le port d'Alger, un immense cargo progresse lentement sur la mer, déclenchant l'apparition sonore des premiers textes. Si les Straub se seraient contentés d'un plan unique, solidement ancré au sol, Prenant multiplie les axes de prise de vue. Ce qui semble l’intéresser, c'est de tenir à travers une forme heurtée l'avancée du cargo vers Alger, qui s'impose dans le paysage, s'insinue dans tous les plans, pénétrant le port comme un couteau géant, poussé par les voix qui portent le crime.


Si ces textes constituent des preuves irréfutables de la barbarie conquérante, les images sur lesquelles ils s'entrechoquent ne s'y soumettent pas tout à fait : le tout premier plan terrien du film, alors que le cargo est bien engagé dans le port, saisit la présence d'un homme algérien, les mains sur un muret, regardant au loin la mer. Il n'est qu'une silhouette, tapie dans l'ombre crée par le jour déclinant, et que le film accentue tout du long par des images très contrastées. Tous les textes entendus ont fait des algériens des ombres, mais, devant la caméra de Franssou Prenant, ces ombres sont vivantes. Il n'y a certes pas de personnages, mais le regard posé sur ces figures témoigne d'une grande tendresse. Il est souvent porté vers la vie quotidienne, et plus particulièrement vers les enfants qui courent dans les rues en se tenant la main, qu'elle filme au moyen de panoramiques très simples, engagée dans l'action. Malgré l'implacable programme de destruction (« Il faut anéantir, tuer les femmes et les enfants »), un peuple a résisté comme il a pu pour accoucher d'autres preuves, qui disent cette fois la persistance de la vie : ce peuple actuel depuis lequel Prenant filme. Passé contre présent, preuves contre preuves, le jeu entre le son et l’image s’avère sans merci, la bataille âpre et complexe.


Alors même que le film s'attache tout du long à une description générale de la conquête, décrivant les massacres, les enfumades des cavernes, la spoliation des terres et du bétail, les destructions de bâtiments, la guerre culturelle menée contre la population ; les vingt dernières minutes, poignantes, sont peut-être le point culminant de cette bataille esthétique. Il se fixe désormais au cas particulier d'Alger, de ce que la conquête fit concrètement à la ville blanche. Le film se niche alors dans l'intolérable ambiguïté de l'Histoire : les textes disent ce qu'on fit à la ville, les images montrent à quoi elle ressemble aujourd'hui. Franssou Prenant filme-t-elle ce qui a résisté, ou ce qui est pour toujours perdu ? L'intelligence du film est qu'il est impossible de le savoir, et il est émouvant de voir la cinéaste traquer sans relâche cette réponse, sans jamais cesser de filmer les visages, les murs, le linge, les enfants et les fruits. « Cette ville n'a d'autre communication que des ruelles étroites et tourmentées, voûtées, resserrées. Rien n'est plus sale et étroit qu'Alger et ses marchés plongés dans l'obscurité, et je ne voudrais pas sortir de ma chambre pour voir ce désordre », s'inquiète un conquérant. Le film complexifie ainsi son éloge des ombres : ce n'est pas tout à fait le crime des français qui obscurcit la ville, mais l'obscurité des rues, déjà présente, qui leur fit peur, et qu'ils ne parvinrent pas à éradiquer complètement. Dans le jour qui décline, un homme découpe une planche, retape sa maison. Franssou Prenant s'attarde encore une fois sur ses gestes, elle filme l'ombre de ses pieds nus, toujours sous les yeux d'un enfant. Au son, un texte nous parle de ces maisons qu'on volait aux algériens pour loger les soldats de la conquête, en leur promettant des indemnités qui ne vinrent jamais.


Le dernier plan du film est aussi le plus long, le seul qui ne semble pas exister parce que le texte le demande, et de ce point de vue, peut-être constitue-t-il une petite victoire dans la bataille que le film expose. Victoire de la vie quotidienne des algériens d'aujourd'hui : une rue dans sa longueur, des enfants qui passent, ces vieux hommes qui se traînent, silhouettes au fond du cadre. Le texte finit tout de même par revenir, parce que son absence totale amoindrirait la permanence du crime français dans la vie des algériens, mais il vient pour la première fois émettre un doute, une légère inflexion : « Les tribus arabes et kabyles ne céderont pas si facilement » dit-on, alors qu'à l'image, la vie de la rue envahit les sens. Finalement, le geste le plus fondamental de Franssou Prenant aura été de croire en la puissance du présent, tandis que les voix du passé tentaient à nouveau de l'étouffer. Ici les voix sont tenues à distance, elles ne sont plus une mainmise sur les images. Elles se fraient un chemin dans l’exiguïté non-européenne des rues. Elles ne sont plus chez elles. Elles ne font plus que passer.

B-Lyndon
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le 10 oct. 2023

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