Triste concours de circonstance qui conditionne un visionnage et édulcore une découverte, regarder "Dead Slow Ahead" quelques jours seulement après l'imposant "Homo Sapiens" en atténue sans doute grandement la portée. Que ce soit en termes de thématiques, d'esthétique ou tout simplement d'ambition, le documentaire de Nikolaus Geyrhalter dépasse à mon sens celui de Mauro Herce en tous points. Mais involontairement englué dans ce parallèle défavorable, il ne faudrait pas pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain.
Le projet est clair, simple, et le rendu est en parfait accord : c'est un voyage à bord du bateau "My Fair Lady" (comprendre : un voyage à l'intérieur du bateau), un immense cargo transportant diverses matières premières, filmé au creux d'un portrait hypnotique fait de tôle, de câbles, de divers éléments de machinerie et, parfois, d'êtres humains. La volonté de réduire l'homme à une présence spectrale, occasionnelle, contingente, est évidente : cet aspect "maillon d'une chaîne qui les dépasse incroyablement", comme un David qui ne chercherait même pas à affronter son gigantesque Goliath, est très bien exécuté sauf peut-être lors d'une séquence de karaoké un peu trop froide, trop mécanique, éventuellement trop travaillée. Un côté désincarné trop artificiel, contrastant désagréablement avec le reste. La dernière séquence, illustrant des conversations téléphoniques en hors champ, est par contre d'une redoutable efficacité pour souligner la fragilité des communications en haute mer et l'isolement de ces hommes. Quoi qu'il en soit, le portrait est avant tout tourné vers le géant d'acier, avec sa carcasse bleutée en extérieur, filmée dans la noirceur de la nuit et peuplée de silhouettes fantomatiques, en contraste avec les teintes fortement colorées de l'intérieur. Et, surtout, toute la machinerie au cœur de la bête, faite de tuyaux, d'engrenages, de pistons, de roulements et de pièces obscures en mouvement. Petit à petit, le regard du réalisateur / chef opérateur décompose le bateau en une série hypnotique d'éléments variés et confère à la structure une dimension proche de l'irréel. Un peu comme les courts-métrages époustouflants de maîtrise de Yuri Ancarani, avec un équipement médical ("Da Vinci"), des pelleteuses ("Il Capo"), ou encore une plateforme sous-marine ("Piattaforma Luna").
La posture extrême de la démarche pourra en laisser quelques uns sur leur faim : les partis pris esthétiques sont trop affichés, trop évidents vis-à-vis du contenu relativement maigre, ou alors, au contraire, il manque une certaine ambition pour pousser le concept dans ses derniers retranchements. Il manque un petit quelque chose pour capter et restituer avec vigueur l'immobilité mouvante du bateau, son immensité, son inertie, son caractère inerte. Il aurait fallu que la dimension graphique de l'expérience rejoigne l'immersion totale du point de vue sonore : une bande originale excellente, presque exclusivement composée de bruits métalliques et électroniques, de sirènes, de cliquetis, de grincements, de craquements et autres bips issus des appareils de communication. Cette partie du voyage est géniale.
[AB #186]