De la poésie glauque visuelle et sensorielle
Autant le dire tout de suite : le style propre à Jean-Pierre Jeunet ne m’a jamais touché personnellement. Même si je n’ai vu que seulement deux longs-métrages de sa filmographie à l’heure de cette critique (Alien, la Résurrection et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain), cela m’a amplement suffi pour ne pas apprécier le style de ce metteur en scène. Et je ne dis pas que ses deux films sont mauvais. Juste que j’ai du mal à accrocher à cause de l’ambiance et du visuel que l’on retrouve dans chacun de ses longs-métrages. Mais je me dois de voir ses films, et savoir que pour ses premiers (Delicatessen et La Cité des Enfants Perdus) ont été coréalisés avec un homme au style semblable, Marc Caro, cela m’a refroidi, m’a faibli l’envie de m’y jeter. Finalement, le visionnage de Delicatessen est passé, et voici mon verdict !
Dès le début du film, j’ai eu du mal à accrocher. Encore une fois à cause du style de Jeunet, à savoir sa mise en scène : des gros plans sur les personnages, une teinte qui côtoie le jaunâtre, une musique qui rappelle beaucoup l’accordéon… Oui, rien de mauvais ni même de honteux dans ce que je viens d’énoncer et pourtant, à chaque fois, ce style me dérange et m’empêche d’apprécier pleinement les films du réalisateur. Un sentiment qui, bien entendu, je dois mettre de côté à chaque fois quand il faut critiquer un Jeunet, et c’est ce que je fais une nouvelle fois pour vous donner un avis pour le moins objectif de Delicatessen. Une restriction de ma part qui m’a fait découvrir un divertissement français de très bonne facture.
Delicatessen peut se montrer comme ce que nous appelons un OVNI. Comprenez par là Objet Vidéo Non Identifiée. En effet, le film de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet n’est pas un long-métrage ordinaire même si nous avons la structure de base, à savoir des personnages qui avancent dans une histoire (ici, un nouveau concierge qui sera la nouvelle cible des autres locataires, cannibales), nous permettant d’avoir un début et une fin, avec énormément de points de repères. Pour preuve de cette étiquette d’OVNI, Delicatessen se présente à nous comme une bande-dessinée sur grand écran. Où la trame n’est que secondaire, au profit du visuel, de l’aspect des protagonistes et de l’ambiance de l’ensemble (en même temps, Caro provient du milieu de la BD). Malgré le fait que Delicatessen possède une histoire, on s’en fiche royalement de cette dernière (rien que pour l’élément spatio-temporelle, on ne sait pas si nous sommes en pleine Seconde Guerre mondiale ou dans une sorte de monde post-apocalyptique), le film n’étant en réalité qu’un défilé de personnages hauts en couleurs pour permettre de déployer un certain humour, notamment noir (vue les situations et l’atmosphère qui nous sont présentées). Une brochette de scénettes qui, sur le coup, ne semblent avoir aucun rapport entre elles, mais donnent naissance à des moments poétiques qui fonctionnent à merveille (l’exemple le plus connu étant le passage où chaque bruitage – ressorts du lit, coups de pinceau… – compose une sorte de musique). En clair, Delicatessen est tout ce qu’un film doit être à première vue : visuel et sensoriel.
Si vous attendez d’un film un scénario digne de ce nom, Delicatessen n’est pas fait pour vous, étant donné que son véritable intérêt est son ensemble de scénettes toute aussi tordues les unes que les autres. Pour cause, l’histoire de Louison (le protagoniste principal) est mise de côté, Delicatessen préférant s’attarder sur une femme qui tente de se suicider mais qui échoue à chaque fois (le running gag du film), un boucher carnassier glauque et à l’humour noir décapant, un locataire vivant au milieu de grenouilles et d’escargots indispensable à l’histoire mais pourtant bien présent, des espèces de troglodytes vivant dans les égouts et qui riment avec le ridicule voire le cartoonesque… bref, sur des personnages hors du commun, servis par des comédiens investis et qui s’amusent pleinement.
Voilà, pour apprécier Delicatessen, il faut aimer les films qui délaissent au second plan leur scénario et qui ont de la patte de Jeunet (et de Caro). Mais si vous n’êtes pas difficiles et que vous mettez tout cela de côté, vous aurez affaire à un long-métrage atypique, véritable moment de poésie, de rigolade et de divertissement. Et pour un premier film ayant droit à une sortie au cinéma (que ce soit pour Caro ou bien Jeunet), le résultat se révèle être grandement maîtrisé. Une bonne pioche bien de chez nous !