DEMENTIA : John Parker (1955)
"Un des films les plus insensés de l'histoire du cinéma. Hallucinant et hallucinogène" John Waters
Un OFNI, Objet Filmique Non Identifié, terme trop répandu, utilisé ad nauseum par des cinéphiles en manque d'inspiration et qui pourtant ici, acquiert une véritable résonance, trouve un objet auquel son concept galvaudé puisse être adossé.
Dementia (connu aussi sous le nom de Daugter of Horror dans sa version remontée) est un un film maudit, inclassable, avant-gardiste qui brille en solitaire dans la nuit cinéphile.
Le point de départ est déjà unique en son genre, il s'agit d'un cauchemar fait par Adrianne Barett la secrétaire personnelle du réalisateur John Parker, passablement traumatisé, elle en parle à son patron et ami qui écoutant son récit décide d'en faire un film.
Pour cela il emprunte de l'argent à sa mère et lance la production de ce qui deviendra son premier et unique film. Le tournage se déroule sur six jours, durant lequel Parker avec l'aide du chef opérateur William C. Thompson (connu pour être celui qui a éclairé Plan 9 from outer space d' Ed Wood et pour avoir la particularité d'être color blind ) va réussir le tour de force de nous faire ressentir quasi physiquement la déliquescence des rues de Venice (les mêmes rues qui seront utilisées plus tard par Welles pour son Touch of Evil) tout en versant dans une pure ambiance fantasmatique qui est le cœur du film et son propos premier. Parker afin de compenser son manque évident de moyens, opte pour un tournage en extérieur avec une caméra sans son direct qu'il ne cherchera pas à compenser au mixage puisque le film est muet, les seuls sons que l'on entend étant la musique composé par l'immense Georges Antheil, les chansons jouées par un groupe de jazz durant la dernière séquence qui a lieu dans un cabaret clandestin, et quelques bruitages (principalement des bruits de vagues). Sur le même registre économique on peut constater que les acteurs sont tous des habitués du cinéma B ou Z comme Ve Sota, membre de l'écurie Corman (qui pour l'occasion s'est fait la tête d'un Welles dégénéré) voir carrément amateur puisque le rôle principal échoit à l'instigatrice de l'histoire, Adrianne Barret.
Le tournage comme la post production se passe sans problème notable mais les complications pointent le bout de leur nez au moment de la diffusion, puisque aucun distributeur ne veut acheter et diffuser Dementia qui durant deux longues années reste dans les boites. Le film finit quand même par sortir dans une salle aux U.S.A ou il reste deux semaines à l'affiche avant de subir une interdiction de la censure qui durera trois longues années. Parker anéanti, jette l'éponge, Dementia sera son premier et dernier film.
Pourtant l'histoire du film ne fait que commencer, puisqu'il est racheté quelque temps plus tard par le producteur de série B Jack Harris, qui l'utilise comme film dans le film, à savoir dans la première séquence du Blob, le film que Mac Queen regarde dans la salle de cinéma est Dementia. Harris opère ensuite un remontage en règle, il coupe trois minutes (la scène ou l'héroïne découpe une main, quelques séquences ou l'obsession sexuelle est particulièrement prégnante) et il rajoute une voix off ridicule voire carrément blasphématoire qui détruit en grande partie le mystère qui émane de cette péloche hors-norme. Le film connaît alors une petite vie sans rien déclencher de particulier que ce soit du côté des spectateurs ou de la censure.
Dementia dans sa version originale semble définitivement enterré.
Il faudra attendre que des cinéastes de la stature de John Waters ou Preston Sturges redécouvrent le film dans la version voulue par John Parker pour que le film refasse parler de lui. Il est alors projeté durant les séances de minuit et va connaître un succès underground jamais encore démenti.
Dementia existe enfin.
"Une œuvre d'art. Un film qui m'a fouetté le sang et purgé ma libido"
Preston Sturges
Il fait nuit, les étoiles brillent dans le ciel vicié de la cité des anges, une femme se réveille en sursaut.
C'est La Gamine.
Telles sont les premières secondes de Dementia, le reste ne sera qu'une plongée délétère dans les limbes de la conscience dévastée de l'héroïne. Film cerveau, Dementia en est un sans hésitation possible, la réalisation et les détours narratifs imaginés par Parker nous renvoyant sans cesse à une réalité reconstruite par la folie qui semble touché le personnage principal ; le même acteur pourra incarner trois personnages (un flic, le père de la Gamine, un homme assis dans le salon d'un grand hôtel), une séquence nous transportera directement d'une rue de Venice à un cimetière pour une rencontre avec le trauma originel, une robe pourra être enfilé en un quart de seconde, Le monde qui nous est donné à voir est clairement un monde fantasmé ou les chimères régissent l'ordre des choses.
Parker construit sa mise en scène en lorgnant vers les délires esthétiques de l'expressionnisme, tant du côté de l'opposition entre l'obscurité et la lumière en particulier dans les scènes extérieur où le décor devient une extension de la psyché de l'héroïne, les ombres anxiogènes qui semblent bouffer le décor renvoyant à la paranoïa qui agitent la Gamine, que de la composition des images qui par des décadrages ou des visions grand angle comme lorsque qu'elle pénètre dans le hall du grand hôtel (pure vision fantasmagorique de la puissance masculine) cherche à faire perdre aux spectateurs les repères concrets et rassurants dont il a l'habitude.
Pour accompagner ce déferlement d'images ultra sensitives, Parker a confié la composition de la bande son au compositeur Georges Antheil. Antheil qui a déjà à son actif la partition du Ballet Mécanique de Fernand Léger est l 'un des maîtres de la musique expérimental des années 50. Ici la symbiose est parfaite, la bande son épousant et développant les tourments psychique de La Gamine sans jamais noyer le malaise sous une avalanche d'effets afin de faire exister dans toute sa douloureuse incandescence le trip morbide et ultra sexué de La Gamine.
C'est un véritable maelström sensitif que construit Parker, maelström qui débouchera sur une séquence finale d'une modernité hallucinante, construite autour d'un découpage ultra-cut renvoyant les expérimentations de Tony Scott à un amusement de bac à sable. Le film en son entier est rapatrié dans cette ultime séquence, un kaléidoscope halluciné ou La Gamine fait office de trou noir dans lequel s'engouffre les réminiscences du cauchemar qu'elle vient de vivre. Ici les images semblent compresser, dilater, déformer, elles épousent la psyché de l'héroïne, elles en sont l'émanation directe, vues sans filtres, elles montrent dans toute sa crudité l'horreur et la beauté de la folie à l'œuvre.
Dementia est un film aux multiples strates qui rendent son exégèse infinie.
Dementia est un film unique, une sorte d'enfant sauvage, un pur diamant brut sans descendance, mais aussi un film de cinéphile averti qui joue avec les codes du polar et du film d'horreur, recherchant dans la matière même du genre les outils lui permettant de raconter son histoire.
Un pur film d'exploitation et un film psychanalytique qui cherchent à comprendre les tourments d'un esprit devenu fou.
Dementia est tout simplement un grand film, que tout passionné du 7ème d'art se doit de voir une fois dans sa vie, pour le meilleur ou pour le pire.