Des étoiles, un fondu, puis la nuit.
Et le doute persiste.
En ce sens, puisque le doute persiste, Dementia impressionne, à la manière d'une surimpression dans laquelle s'épousent deux images qui révèlent simultanément la double temporalité du moyen-métrage. En effet, le spectateur se trouve à la fois implanté dans un récit linéaire et un non-récit, dans l'idée que la trajectoire continue de l'histoire n'ait aucunement de point fixe attendu, et que l'aventure vécue, plutôt que d'être projetée dans le temps, s'enracine de plus belle dans l'instant dévoilé ; car à chaque image qui disparaît pour une autre, un monde s'écroule et un autre émerge, comme des questions sans réponses faisant émerger encore plus de questions sans réponses, à l'image d'un puits sans fond, substance insondable en laquelle se creuse un lit dédié à la reconquête du mal originel. Le mal originel - c'est celui qui travaille en profondeur l'être qui manque, et donc l'être qui désire.
Car de toute évidence, Dementia de John Parker est un film freudien. En long, en large et en travers. La Gamine, incarnée par l'angélique Adrienne Barrett, se confronte dans un cauchemar ombrageux aux multiples facettes de la masculinité toxique : chantage, harcèlement, agression sexuelle, meurtre. Un enfer d'ombres et de lumières ; un enfer d'images qui déploient les déviances comme une normalité constituante du rêve, de l'inconscient, du "ça", à l'endroit même où la protagoniste entend bien revenir à l'origine de son mal : le père. Lui, un jaloux, qui a tué sa femme infidèle, a ensuite été tué par sa propre gamine revancharde. L'idée de la famille, ici, se plonge, implacable, dans toutes les impuretés puantes qui sont dissimulées dans les ombres du cadre. Tout personnage est une impureté en lui-même, un gouffre de désirs obscurs et indicibles dont la présence corporelle est, elle, bien plus signifiante en tout point, à l'inverse des mots qui, dans ce film, sont absents. Il ne s'agit pas vraiment d'un film muet tendance expressionniste, ni d'un film sourd comme le décrirait Michel Chion.
Non. Les corps parlent. Justement parce qu'ils sont là, et que chaque geste, dédoublé d'une ombre qui le suit, instaure une musicalité du silence, en dialogue avec une bande sonore envahissante dans laquelle la voix folle d'une femme lointaine rugit des airs stridents à faire pâlir les ombres elles-mêmes.
Les décors s'enchaînent et n'ont plus de contours. Les espaces, explosés ou cachés, apparaissent comme des antres curieuses dans lesquelles le désir circule comme un fluide et fait l'amour à tous les "ça" qui l'entourent. La gamine, elle, observe et cherche l'accroche de ce désir mouvant. Et en conséquence, elle ne tombe que sur des porcs : un ivrogne, un flic violent, un proxo douteux, un gros riche et un père pathétique. Dans cette optique, Dementia est une illustration de ce que Carl Jung nomme le Complexe d'Electre - soit cette fille en quête de pureté, pourtant amoureuse de son père et jalouse de sa mère, provoquant ainsi un glissement progressif d'une image cauchemardesque de l'être masculin. En définitive, Dementia, c'est aussi, voire surtout, la catharsis violente d'une "gamine" à l'enfance pervertie, notamment par un monde dans lequel la femme est réifiée, dévoilée comme objet sexualisé - donc sexuel - entraînant de surcroît un chaos identitaire monstre animé par Eros et Thanatos - les pulsions du sexe et de la mort.
John Parker frappe fort en 1953 pour le seul et unique film de sa vie. Dementia sera d'ailleurs interdit dans les salles étasuniennes - Code Hays obligeant - mais retrouvera les salles obscures new-yorkaises en 1955. Produit d'un Hollywood underground, Dementia - ensuite renommé Daughter of Horror - est une anomalie inexplicable. Alors que les films noirs participent à la construction d'une image américaine ténébreuse mais contrôlée, le moyen-métrage de John Parker, co-écrit et co-réalisé avec un des acteurs principaux du film - Bruno VeSota - s'impose comme un retour du refoulé dantesque, incroyablement moderne et féministe, déchiré quelque part entre l'expressionnisme de Fritz Lang ou de Robert Siodmak, le film noir baroque à la Orson Welles ou encore le surréalisme Bunuelien qu'on croirait revenu d'un Chien Andalou et qu'on pourrait retrouver plus tard chez Lynch dans Eraserhead.