Le documentaire a ce quelque chose de fascinant quand s'opère un déplacement à partir du réel. En effet, les cinéastes documentaires, à l'inverse des fictions généralement, ne résistent pas - ou peu - au surgissement du réel et à son emprise sur l'oeuvre.
Véritablement, la seule chose à contempler dans une image documentaire, c'est le mouvement de la rivière. Autrement dit, le mouvement de l'eau qui commence et s'arrête hors du cadre, donc quelque part hors de nous. De cette manière, nombre de cinéastes préfèrent laisser tourner et découvrir la magie du hasard, car de toute évidence, Dieu est un grand scénariste. Scénariste qui plus est de bon goût, au regard de ce Garage - des Moteurs et des Hommes : qui aurait cru voir un jour un western dans le Haut-Var ? Littéralement, le nouveau film de Claire Simon, c'est Rio Bravo à Draguignan. Même principe, globalement : des hommes et la responsabilité qui les unit, la transmission et le patriarche qui nourrit l'apprenti, puis un seul lieu où l'essentiel de l'action se produit.
Mais la comparaison s'arrête ici, parce que le grand mystère passionnant autour de ce long-métrage, c'est surtout son caractère fortuit. Avant de rencontrer Christophe, le garagiste, et Romaric, son apprenti, Claire Simon revenait dans le Haut-Var pour retrouver son village d'enfance et en livrer un film. C'est d'ailleurs de cette manière qu'elle ouvre la porte du garage : une séquence d'ouverture à la lisière de la fiction durant laquelle, seule, elle déambule dans les rues du village, la nuit. Une voix off - la sienne - l'accompagne dans un voyage qui prête d'abord à l'atmosphère une tendance introspective et cérébrale, mais anéantie dès la scène qui suit : un garage, de jour, et des hommes qui travaillent.
Un vrai choc de monde, presque de civilisation, éclate à l'image : la femme partie il y a longtemps revient dans le monde des hommes restés depuis toujours. En ce sens, il n'est pas anodin que la réalisatrice décrive son film comme le témoignage d'une civilisation, parce qu'elle se construit par et pour les autres, parce qu'elle s'enrichit de son propre labeur, sur sa propre terre, et son âme se retrouve par ailleurs dans chacun de ses gestes, jusque dans sa propre langue. Dans ce garage, dans ce monde masculin et dans lequel les femmes sont transitoires, Claire Simon dresse un portrait quasi-ethnologique : nous découvrons comment le garage fonctionne, de manière complète, dans une logique qui n'appartient qu'à Christophe puisque c'est lui le coryphée. D'une certaine manière, nous, spectateurs, apprenons à connaître le film au rythme de l'apprentissage de Romaric. Dans ce garage se dessine la relation touchante d'un patron et de son employé, analogue à celle d'un père et de son fils. La masculinité, ainsi, est au centre. Nous assistons au fonctionnement du monde des hommes, jusque dans l'intimité exprimée par les personnages, mais aussi l'impulsion d'authenticité qui émane d'une réplique fortuite, d'un regard expressif ou encore d'un geste absurde. Alors que le contrôle de soi est loi, des miracles échappent à ceux qui jouent des rôles par pudeur de montrer ce qu'ils ont vraiment en eux. Assurément, ce sont presque des acteurs, surtout Christophe, le cabotin, duquel on perçoit derrière son enfumage une sensibilité qu'il ne voit même pas en lui mais que Claire Simon, elle, a vu. Il s'agit presque d'un film phénoménologique, tant chaque détail est un phénomène qui en dit long, qui intrigue, parce qu'il se passe quelque de vivant, de beau, et de puissant dans ce viril cocon.
Dans ce trou paumé, tous les jours les intrigues passent. Et nous, nous passons soixante-dix minutes à l'endroit où les gens passent et ne restent jamais, comme sur un rond point, depuis lequel nous voyons défiler des cortèges de passants dont nous croisons les regards le temps d'un instant jusqu'à les perdre pour toujours. Manifestement, le garage de Christophe, c'est le catalyseur du hasard. Il est, en lui-même, un outil scénaristique. Chaque panne est une intrigue que Christophe et Romaric vont devoir résoudre à l'aide de leurs outils et de leurs têtes. En fait, ce sont des script-doctors reconvertis dans la mécanique. Ils réparent les voitures pour relancer les voyages, car la voiture, cela reste du cinéma, à l'état pur. Il est donc fascinant de constater à quel point Garage, par son absence d'intentionnalité dans le scénario, est tout de même une leçon d'écriture scénaristique. Une métaphore : le garage. Deux personnages avec une vision singulière du monde : l'expérience de Christophe et les débuts de Romaric. Des péripéties : les voitures qu'il faut réparer. Un enjeu : l'obtention d'un CAP. Et tout cela parce qu'une femme voulait revenir sur sa terre d'enfance.
Le hasard est un génie que l'on soupçonne si peu et qui pourtant irrigue parfois les oeuvres de l'eau la plus bénite qui soit.