Indécidables frontières
Où s'arrête la folie ? Où commence le génie ? Que sont la raison, l'intelligence ? Le dernier film de Julie Bertuccelli nous confronte cruellement à ce questionnement et l'on quitte la salle plus...
le 9 nov. 2016
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“Dernières nouvelles du cosmos” débute comme un documentaire pompeux: une jeune autiste qui se promène avec sa bouée plastique autour de la taille, rigole bêtement, se dandine dans la forêt, joue avec ses mains et ne tient pas en place pendant qu’un “artiste” tente de lire des textes qu’on imagine trop compliqués pour que la jeune en comprenne ne serait-ce qu’un mot.
Comble de l’ubuesque: le monsieur insiste pour terminer sa lecture et remercier la jeune fille pour “ces magnifiques mots”, comme s’ils venaient d’elle…. Ou comment se moquer du monde...
C’est là que l’aspect “séance à l’aveugle” de la cinexpérience fait sens: quand on découvre qu’effectivement les mots viennent bien de cette fille, on est intrigué.
Hélène parait 15 ans mais elle en a le double, elle semble complètement ailleurs mais arrive à communiquer avec et grâce à sa mère, par le biais de lettres en papier plastifié qu’elle pioche dans sa “boite à écrire”.
C’est trois fois rien cette boite, juste un alphabet, de petits bouts de papier rangés dans des cases, mais c’est par ces petits rectangles que passent les pensées d’Hélène, qui décidément n’est pas une fille comme les autres.
Vu de loin on pourrait croire qu’elle prend les lettres au hasard, et qu’en les rangeant comme on veut on devine les mots qu’on aimerait y voir, mais on se rend vite compte de notre erreur, et les morceaux de textes qui sortent de cette lente écriture sont épatants.
Imaginez la difficulté: c’est comme si Hélène écrivait avec les lettres du scabble, mais qu’elle posait en permanence des “mots compte triple”. Elle use d’un vocabulaire étonnamment fourni, et construit des phrases, des pensées qui sont loin d’être simples. Son langage est poétique, ses expressions originales, et même ses pensées les plus simples sont exprimées en des termes inhabituels.
Ça intrigue, ça surprend, on peine à se rappeler que 5 minutes plus tôt on la voyait comme une gentille fille nunuche alors qu’on découvre une personne dotée de pensées profondes.
Comme quoi on peut être prompt à méjuger les gens, et ça n’est pas un compliment. Le spectateur qui croyait avoir à faire à un reportage prétentieux se retrouve face à sa propre prétention: celle de s’être vu plus beau qu’il ne l’est, d’avoir pensé qu’en 5 minutes il avait deviné qui était Hélène. Ou comment se retrouver penaud et retourné comme une crêpe en un rien de temps.
Le documentaire appuie là où ça fait mal, sur nos préjugés les plus arbitraires, et il le fait bien.
Une fois qu’on a fait le deuil de notre supériorité intellectuelle et qu’on est revenu à plus de mesure, on peut essayer de comprendre ce qu’on nous dit: comment Hélène s’exprime et s’ouvre au monde, à sa façon, avec son langage et ses idées.
La vraie héroïne de tout ce cheminement, c’est la maman d’Hélène, Véronique, quand elle explique qu’elle a arrêté de travailler et a cherché désespérément à aller à la rencontre d’une fille qui ne réagissait à rien.
On aimerait l’entendre davantage cette mère qui explique qu’elle a pu faire sortir sa fille de sa bulle en travaillant sur son corps, sur sa perception d’elle-même. Ces passages sont passionnants.
Il leur a fallu 6 ans pour élaborer leur système de communication, 6 ans de travail, pendant lesquels Hélène a peu à peu révélé des dispositions pour l’écriture alors qu’elle n’a jamais appris à lire.
Un mystère, et quand on voit les phrases qu’elle élabore, on peine à se dire qu’elle a pu acquérir son vocabulaire à la marge, par agglomération de textes de chansons, de films, de paroles entendues ici ou là, elles-mêmes (mère et fille) ne savent pas expliquer l’origine de ce langage.
Mais plus que les capacités d’Hélène, ce qui fascine, c’est le processus suivi pour en arriver là, ce sont les trésors d’énergie et de patience déployés par une mère qui refuse de laisser sa fille dans son univers, et qui va au devant d’elle tout en adaptant son rythme sur celui d’Hélène.
Le documentaire permet de porter un regard bienveillant sur l’autisme, nous rappelle que ne pas savoir exprimer sa sensibilité ne signifie pas une absence de sentiments.
Même si on sait qu’un enfant autiste n’est pas idiot pour autant, le voir à l’oeuvre est une piqûre de rappel bienvenue.
Cette façon de réfléchir qui diffère de la majorité d’entre nous perturbe tellement nos habitudes qu’on y voit forcément la marque d’un surplus d’intelligence.
Quand on lui pose une question à laquelle on attend une réponse “oui ou non”, Hélène biaise et sors des phrases alambiquées, parfois teintées d’humour, ou pouvant mener vers de vraies questionnements.
On se plait à vouloir rattacher ses phrases à notre mode de pensée, les faire concorder avec nos habitudes, nos cheminements: comme le mathématicien qui essaie de faire réfléchir Hélène dans un carcan dont elle sort sans cesse, en le déroutant. Nous sommes aussi prisonniers de nos modes de pensée, et donc sans doute inaptes à pouvoir comprendre le sens réel de ce que la jeune femme raconte. Mais n’est-ce pas une des caractéristiques de la communication? Les différences qui existent entre ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce que l’autre entend, ce qu’il retient? L’écart entre chaque étape est plus palpable ici, mais il est inhérent au langage.
Impossible donc de savoir si on comprend Hélène comme elle le voudrait, difficile de déterminer si nous sommes davantage touchés par ce qu’elle nous dit ou la façon dont elle le dit, mais il y a dans cet échange une magie qu’on est heureux de pouvoir partager, et dans les textes d’Hélène matière à nourrir notre réflexion.
En tout cas il est impensable de rester insensible face à cette belle leçon de communication et d’écoute donnée par une mère et sa fille. Le travail et la philosophie de la maman sont admirables.
Pourtant par moment on a la crainte que cette mise en avant de “l’autiste qui arrivait à écrire” ressemble à la représentation d’un singe savant, qu’il serait drôle de voir exécuter quelques pirouettes.Heureusement, le documentaire est touchant, Julie Bertuccelli a su s’approcher d’Hélène juste assez pour la mettre en lumière, et rester assez distante pour ne traiter que de son ouverture au langage, sans sembler perturber l’équilibre familial, sans indécence ou indiscrétion.
Un documentaire fort, à l’image de son sujet, difficile de savoir quelle part de la réussite incombe à la réalisatrice ou à son contenu.
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Créée
le 10 nov. 2016
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