Magnifique adaptation d’un classique de la littérature russe tout aussi magnifique, Dersou Ouzala témoigne, s’il fallait encore le prouver, de l’hybridité virtuose du cinéma d’Akira Kurosawa qui accède par des conditions de tournage difficiles au dépouillement narratif nécessaire à l’amitié naissante puis confirmée entre les deux protagonistes : équipe réduite (quatre collaborateurs) dans un pays étranger (l’Union soviétique) pendant un an et demi. Loin de la stylisation de chaque plan qui fit, par exemple, la splendeur de Rashōmon (1950) ou de Shichinin no samurai (1954), soucieux de faire naître une histoire des personnages et non de les réduire à l’incarnation de rôles dans une histoire déjà écrite – c’est peut-être là la différence majeure avec les chefs-d’œuvre précédemment cités –, il privilégie l’image brute comme un documentaire pourrait la capter, donnant l’impression que la caméra suit voire recherche ses voyageurs engagés dans une marche dont la destination demeure incertaine, puisqu’il s’agit pour le topographe russe de recenser les terres encore inexplorées de la vallée de l’Oussouri, et pour le nomade hezhen de vivre en harmonie avec la nature. Cette esthétique de la spontanéité, construite par un sens du cadre et par une photographie somptueuse, ne nuit aucunement à la beauté des paysages captés : elle se subordonne aux spectacles offerts par l’environnement ainsi qu’à la puissance de la relation qui l’unit à l’homme.

L’élaboration du film en deux parties place d’emblée Vladimir et Dersou sur un pied d’égalité : chacun affronte un microcosme qui n’est pas le sien, qu’il s’agisse de la nature impétueuse pour le premier ou de la ville étouffante pour le second. C’est néanmoins l’effet de cet affrontement symbolique qui diffère : le Russe doit s’acclimater et retrouver un lien originel perdu avec la nature ; le Hezhen, lui, subit une lente mais certaine descente aux Enfers à mesure qu’il se dénature, comprenons qu’il perd son rapport premier à la nature, finissant « désarmé » devant elle au moment de son retour. Se jouent ici les puissances antagonistes des « forces établies », celles de la nature et de la culture, sans que cette distinction n’ouvre sur la dichotomie du sauvage et du civilisé : la simplicité, l’esprit de conversation, le respect et la fraternité triomphent, démantelant en partie le mécanisme tragique qui aurait sinon réduit les protagonistes à l’état de cobayes d’une expérience anthropologique. Là réside tout l’humanisme d’un immense cinéaste.

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