Poursuivant sa longue enquête autour de la langue, et notamment la langue hébraïque, son statut - religieux ou laïque -, ses intermittences, sa transmission, ses occultations, ses résurgences, la réalisatrice Nurith Aviv, originellement directrice de la photographie, se penche maintenant sur la trace d’enfance qui peut subsister, en certains auditeurs plus que locuteurs, de langues en voie d’extinction, langues issues de l’hébreu, d’ailleurs toutes écrites en caractères hébraïques, mais couplées aux langues parlées sur les terres de l’exil, et donnant lieu à des dialectes locaux fortement singuliers, reflétant à la fois l’arrachement à une terre première et la nouvelle alliance avec une terre d’accueil.
Se succèdent ainsi à l’écran six locuteurs, six intellectuels ayant fortement partie liée avec la langue, et pour cause…
Line Amselem, née à Paris, entendit parler autour d’elle, dans son enfance, la haketia, langue des Juifs du nord du Maroc et portant des traces de l’espagnol médiéval, d’avant 1492. Elle est aujourd’hui professeure d’espagnol à l’Université, traductrice et romancière.
Le pédiatre et écrivain parisien Aldo Naouri naquit en Lybie, puis émigra en Algérie. Tôt veuve, sa mère resta fidèle à sa langue judéo-lybienne, quitte à provoquer nombre de malentendus avec ses nouvelles voisines algériennes, du fait de certaines ressemblances trompeuses existant entre sa propre langue et l’arabe algérien.
Anna Angelopoulos naquit en Grèce. Sa mère entretenait avec le judéo-espagnol un rapport presque secret, douloureux, blessé par la Shoah, qu’Anna petite fille découvrit presque par effraction, avec une boîte de photos, lors d’une journée de violence et de larmes. Elle devint interprète, puis psychanalyste et traductrice.
Zohar Elmakias naquit en Israël, où ses parents, entre eux, parlaient le judéo-marocain. Devenue chercheuse en anthropologie, traductrice et écrivain, elle vit maintenant entre Israël et les USA.
Jonas Sibony naquit et vit en France, dans une famille marquée par la disparition, accidentelle et brutale, quelques mois avant sa propre naissance, de son grand-père paternel, qui parlait le judéo-marocain. C’est maintenant cette langue de celui qui fut toujours, pour lui, un fantôme, que Jonas enseigne à l’Université, dans le cadre de ses recherches linguistiques spécialisées en judéo-arabe.
Anat Pick naquit en Israël. La branche maternelle de sa famille parlait le judéo-persan, langue proscrite par son père, britannique d’origine et sioniste convaincu. De cette langue qui lui demeura comme interdite, Anat retint des sons, des consonnes, des voyelles, des articulations, qui lui restèrent hermétiques, mais qui la nourrirent, presque sensoriellement parlant, et dont elle s’inspire pour créer une langue inexistante, tout entière de proférations et de surarticulations, qu’elle donne à entendre dans des performances à demi chantées et fascinantes de « sound-poetry ».
Chacun de ces petits écoutants passionnés devenus les parlants actuels entre en scène par le biais d’un dispositif répété : filmé chez lui, à contre-jour, regardant par l’une de ses fenêtres, il prononce quelques mots ou phrases très simples, rapportés de l’enfance, dans cette langue qui s’éteint. La fenêtre tout à la fois le cadre, le limite, et lui offre l’espace, l’ouverture, vers lesquels s’enfuient son regard et ses pensées. Car il ne nous présente d’abord que son dos, ce dos chargé de tout un passé qui a guidé et orienté ses pas. Ce n’est qu’ensuite, lorsque survient sa langue de vie, que le locuteur nous fait face.
On rend grâce au montage inspiré effectué par Nurith Aviv et Hippolyte Saura, qui permet que ce périple à travers le temps, les mots et leur musique s’achève avec cette séquence consacrée à Anat Pick. Par sa voix précise, la performeuse fait exploser simultanément la charge musicale des phonèmes et leur irréductible pouvoir de fascination qui nous fait tendre vers un sens, alors même que nous savons que le ciel sémantique du « langage » chanté ainsi produit est vide.