Alors que les deux derniers longs-métrages de Kathryn Bigelow interrogeaient l’interventionnisme étasunien au Moyen-Orient, la réalisatrice choisit, avec Detroit, de recentrer sa caméra sur le sol américain afin de mettre en lumière un épisode majeur de l’histoire récente des Etats-Unis. Au terrorisme abordé dans Zero Dark Thirty succède ainsi la question des tensions raciales, certes abordée dans le contexte des émeutes de 1967, mais qui ne saurait toutefois pas être dissociée des débats contemporains autour des violences policières et des supposées perspectives politiques de Donald Trump. Detroit semble donc confirmer dès les premiers instants le virage militant de la carrière de Kathryn Bigelow, cette dernière livrant une nouvelle fois une œuvre forte et intelligente.
Devoir de mémoire
Au-delà d’installer uniquement un discours militant, la réalisatrice de The Hurt Locker parvient également à mettre en scène brillamment l’un des épisodes les plus représentatifs des émeutes de la ville de Détroit en 1967, à savoir l’épisode de l’hôtel Algiers. Pour ce faire, Kathryn Bigelow s’appuie sur une réalisation soignée et s’applique à contextualiser l’action à travers une reconstitution convaincante, celle-ci reposant notamment sur l’aspect musical des années 1960 ; entre jazz, blues et résurgence du gospel, Detroit propose de belles envolées musicales qui contrastent de manière touchante avec l’âpreté de la réalisation.
De fait, Detroit est bel et bien une œuvre grinçante qui, dans ses premiers instants, livre à son spectateur des moments de tension reposant uniquement sur cet aspect dissonant ; les échanges entre les différents protagonistes laissent souvent entendre que la situation peut basculer à tout moment, en témoigne le dialogue entre l’agent de sécurité qu’incarne John Boyega et un militaire blanc.
Toutefois, si Detroit aborde effectivement de manière réaliste les événements de 1967, il faut revenir sur l’un des sous-titres français qui prétend qu’il s’agit ici de « la vérité sur une tragédie des Etats-Unis », alors qu’en réalité, tout comme Zero Dark Thirty, la dernière réalisation de Kathryn Bigelow ne fait que s’inspirer de témoignages et de documents d’époque ; si cela n’enlève en rien le caractère éminemment nécessaire du travail de la réalisatrice, il n’en demeure pas moins que la nuance s’avère elle aussi tout à fait nécessaire.
Politique et maîtrise
Au-delà de l’aspect de reconstitution, Detroit s’illustre également par la maîtrise de sa réalisatrice ; alors que le grain de l’image participe pleinement de l’émergence d’une esthétique proche de celle des années 1960, le mouvement de la caméra vient, quant à lui, appuyer la force incisive qui se dégage du long-métrage. Kathryn Bigelow ne pose jamais ni son cadre, ni sa caméra et suit en permanence ses personnages au cœur de l’action. Une véritable force se dégage ainsi de la réalisation, à même de sublimer le ou les propos politique(s) que cette dernière sous-tend. Malgré de rares longueurs, Detroit offre une tension souvent insoutenable relevée par un travail sonore signifiant, cherchant presque toujours à installer une forme de cacophonie ambiante au cœur de laquelle les différents protagonistes ne s’entendent et ne s’écoutent pas, participant de ce fait inévitablement de la progression tragique des événements.
Outre ces considérations techniques, le véritable souffle de Detroit provient indéniablement de son poids politique, considérable. Kathryn Bigelow porte des problématiques cruellement contemporaines au premier plan grâce à ce film d’époque, parvenant même à étoffer la seule question des tensions raciales en mettant en lumière d’autres problématiques majeures comme les violences policières et le sexisme. Fort d’un travail d’intersectionnalité brillant, Detroit interroge fondamentalement la société actuelle à travers des faits datés mais dont la méconnaissance amènera sans aucun doute le public à reconsidérer avec un regard nouveau.
On appréciera également le travail de nuance de la réalisatrice, qui s’illustre notamment par les conflits d’échelle entre police locale, police fédérale et forces armées. Il ne s’agit par conséquent pas d’un réquisitoire manichéen à l’encontre des forces de l’ordre, mais bien de l’exposé des failles qui subsistent dans le milieu policier, mais aussi dans le système judiciaire. Les dernières minutes de la réalisation confirment ce propos, en témoignent les images d’archives qui tombent à l’écran comme un couperet et qui illustrent parfaitement à la fois le poids de la tragédie et le ressentiment envers une société qui s’est écroulée pendant et au sortir des événements de Détroit.
Œuvre fondamentalement politique, Detroit se révèle être en définitive un film essentiel, afin non seulement de mettre en lumière l’un des épisodes majeurs de la société étasunienne contemporaine, mais aussi dans l'optique d'interroger les différentes formes de discrimination qui persistent encore aujourd’hui. La réussite formelle et technique de la réalisation permet par ailleurs de mettre en relief ces questions, dont la visibilité nous apparaît aujourd'hui essentielle.
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