Je suis sortie de Detroit avec un goût de malaise dans la bouche, sans vraiment savoir quoi penser de ce que j'ai vu. Ce sont mes pérégrinations sur Internet post-séance, et une bonne nuit de sommeil, qui m'ont permis de mettre à jour ce qui me dérangeait dans le film : son hyper-visibilité et son absence totale de nuance.
Commençons par le début. Un petit film d'animation nous présente en une lapidaire minute les causes des révoltes des populations Noires à Detroit. Des centaines d'années d'histoire sont évacuées, les quelques informations dont nous sommes gratifiés se noient dans les couleurs colorées des tableaux et dans les sons de lamentations rajoutés au mixage.
Par la suite, je réalise peu à peu que le film met en scène un monde binaire, un monde où les gentils affrontent les méchants. La première conséquence, c'est que cela permet d'omettre de représenter tout un système sociétal raciste. La ségrégation dont sont victimes les populations Noires est évoquée une seule fois, au cours de ce grotesque dessin animé d'introduction. Le reste du film, au lieu de représenter des institutions, nous montre des individus.
Le film fait le choix de nous dépeindre une situation précise, celle d'un nuit dans un hôtel ou un raid de la police a dégénéré au point d'en arriver à un bilan de trois morts, et a fait de cette situation un épisode, une exception, un climax de racisme qui serait dû à des mois de tension et au sadisme de trois policiers.
Ainsi, dans le monde merveilleux de Kathryn Bigelow, si certains policiers sont racistes, violents, mauvais, d'autres sont gentils, compréhensifs, dépassés par la situation. Deux scènes m'ont laissée particulièrement mal à l'aise. La première, lorsque Larry est relâché de l’hôtel et qu'il tombe sur deux policiers blancs visiblement choqués de le découvrir dans un état lamentable: « Jesus Christ, how can you do something like that to someone ? », « hold on brother (!), we're going to help you ». La deuxième, lorsque Jenny tente d'échapper à son chef, il s'enferme dans sa voiture et son supérieur vient l'insulter à travers la vitre fermée : « You racist fuck ». Chez Bigelow, ce n'est pas la police qui est raciste, ce n'est pas la police dans son fonctionnement général qui a un problème de violence, ce sont des individus donnés qui, à un point donné dans l'histoire, ont dépassé des limites, et, bien entendu, au fond, ils ne sont « pas tous comme ça ».
Ainsi, Bigelow empêche de donner à ce film une véritable ampleur qui ferait écho aux situations d'aujourd'hui, qui permettrait d'en comprendre les causes profondes et les enjeux au-delà de cette simple nuit qu'elle choisit de nous montrer. A la place, elle propose un régime d'hyper-visibilité, sans concevoir que cela est contradictoire avec le petit panneau dont on est gratifiés à la fin du film : on ne sait pas ce qu'il s'est vraiment passé, le film est un parti pris par rapport aux différents témoignages des personnes impliquées. La surenchère de violence du film nous force pourtant à prendre parti en utilisant la pure empathie et en interdisant dès lors la moindre nuance. J'ai appris par la suite que le policier Noir, Dismukes, que le film présente comme, lui aussi, une victime innocente des ses collègues blancs qui le piègent, a été accusé par plusieurs des témoins d'avoir participé aux tortures et aux passages à tabac durant la nuit à l’hôtel. Tout cela est évacué pour rester dans une divisions bourreaux/victimes qui scinde dès le début le film en deux : les Blancs sont les agents du pouvoir, les Noirs des victimes qui sont subjugués par une force qui leur est supérieure et qui sont ballottés par cette force du début à la fin.
On a un film qui prend parti et qui veut montrer. Par son hyper-violence, le film souhaite nous mettre dans la peau des oppressés, de ce qu'ils ont subi, et nous faire ressentir une profonde injustice. Mais c'est cette même hyper-violence qui empêche le spectateur de réellement se projeter dans le film et de le faire réfléchir, de le faire prendre conscience des causes et des enjeux de cet épisode du passé et de l'écho qu'il peut rencontrer aujourd'hui. On peut, par ailleurs, questionner l'éthique d'une telle démarche, qui consiste à faire d'un drame humain et historique un spectacle grand budget. C'est un film qui hurle aux oreilles de son spectateur un point de vue sans lui laisser l'opportunité de le questionner, un film qui étale un monde manichéen où les bourreaux seront toujours des bourreaux, et les victimes toujours des victimes. Au lieu de représenter des hommes, avec leurs contradictions, et au lieu de représenter une société, avec ses institutions et ses individus qui ont tous participé à un racisme ambiant, Bigelow présente des couleurs de peau. Tout en revient à une simple division primaire, présentée comme évidente et naturelle, et que rien ne vient remettre en cause.