Commençons par la conclusion : lorsqu’on en vient à défendre un film sur le fait qu’il restitue le réel, c’est le signe d’un problème.
Et ce problème traverse tout Detroit.
Bigelow a acquis ce statut prestigieux de cinéaste dont chaque nouveau projet est en soi un événement, à la fois par sa maîtrise évidente, et non usurpée, de la mise en scène et le choix de ses sujets qui traitent de l’histoire contemporaine douloureuse des Etats-Unis. Après l’Irak dans Démineurs, le terrorisme dans Zero Dark Thirty, place donc aux émeutes raciales de 1967.
Difficile, dans un contexte aussi spécifique que l’Amérique de Trump, où les suprématistes blancs semblent recevoir l’aval des plus hautes instances, de contester un sujet aussi brûlant. Délicat, aussi, de jouer la fine bouche sur des éléments du scénario ou la caractérisation des personnages lorsqu’on nous explique à quel point le travail de documentation le plus précis a présidé à l’écriture de la restitution de ce fait divers que fut le massacre de l’hôtel Algiers.
Bigelow est aux rênes d’une œuvre qui se voudrait pédagogique : son générique animé le souligne, expliquant en quelques minutes, sous la forme d’un cours de géographie sociale, les tenants et les aboutissants de la ségrégation raciale dans les années 60. La première séquence du film résume à elle-seule la style de la cinéaste, qui n’a rien perdu de sa superbe : la gestion des foules, le découpage d’une précision soutenue et efficace, permet de faire monter la tension et de donner à voir de façon limpide la mécanique du pire : l’étincelle à l’origine du brasier.
Ce mélange de documentaire (par les caméras à l’épaule et la vivacité des enchainements) et du film de fiction (par l’écriture alternée permettant de naviguer d’un personnage à l’autre, d’un intérieur à la rue, des flics aux locaux échauffés) est indéniablement talentueux. Reste à savoir où il nous mènera sur les deux heures trente du récit intégral.
Et c’est bien l’écriture qui pose question : après une exposition laborieuse qui tente de donner substance à des personnages sur un mode choral, la convergence vers le huis clos sanglant occupe le cœur du film.
Le gage de vérisme passe, semble affirmer le scénariste Mark Boal, par l’exhaustivité. Rien ne nous sera donc épargné de cette nuit terrible : les allées et venues, les revirements, la répétition inlassable des coups, des humiliations, l’expression du sadisme, de l’injustice et de la barbarie. Sur le même modèle que McQueen dans Twelve Years a Slave, Bigelow fait le choix de la douleur du spectateur. C’est défendable, et c’est d’ailleurs l’un des sujets du débat avant que l’un des occupants de l’hôtel, pour rire, tire par la fenêtre avec son pistolet d’alarme : faire connaitre aux blancs la peur.
Se pose alors une question : quelle différence entre ce film et un documentaire qu’on pourrait voir sur le sujet, avec des témoins face caméra et des photos d’archive ?
La prétention, justement, à faire vivre des individus au-delà de la simple photo journalistique, ou du portrait d’incarcération au poste. Et sur ce point, Bigelow échoue.
Parce que son film est beaucoup trop long, parce que sa démonstration, pour réaliste qu’elle soit, passe son temps à se décrédibiliser sous les coups de poussoir de grossiers surlignages. Chaque personnage est une fonction, et même les gages de subtilité (à savoir, des noirs collabos et des flics non racistes) sonnent faux.
C’est d’ailleurs là le problème majeur de ce film : conscient de sa maitrise visuelle et de la force de son sujet, il en devient prétentieux, et croit avoir déjoué les pièges par des artifices qui ne trompent pas vraiment. Le laborieux procès en témoigne, tout comme la rédemption par la liturgie d’un des protagonistes : il semble indispensable d’enfoncer le clou d’une démonstration qui n’en demandait pas tant.
Revenons à la séquence initiale : tout était déjà dit, et de façon bien plus efficace, car sans les affres d’une psychologie caricaturale. Le personnage incarné par John Boyega résume parfaitement la situation : témoin et complice, gentil et horrifié, soumis et compatissant, condamnable et déplorable, il n’existe jamais réellement. Cet entre-deux était un sujet véritable, mais il n’en résulte ici qu’une immobilité irritante, qui symbolise parfaitement la posture gênante de ce film instable.
(5.5/10)