Coincé entre les deux monuments Jour de Colère et Ordet, Deux êtres est souvent totalement occulté dans la filmographie de Dreyer, et à raison : le cinéaste a lui-même complètement renié son film, une commande dont il juge le résultat raté.


Il faut bien reconnaitre que le scénario à lui seul fait plutôt tâche dans l’œuvre du luthérien épris de rédemption : on est ici plutôt du côté du film noir, dans une intrigue mêlant meurtre déguisé en suicide, rivalité universitaire et tromperies diverses. Le jeu outré du couple, leurs montagnes russes entre défiances, frayeur et amour inconditionnel lasse rapidement, d’autant que l’intrigue, pourtant resserrée sur 70 minutes, donne souvent le sentiment d’une inutile dilatation à la désagréable saveur de remplissage.


Du côté de la mise en scène, Dreyer renoue avec le dispositif du Kammerspiel, pour un huis clos on ne peut plus théâtral, qui ne quittera jamais l’appartement dans lequel se terre le couple, qui sera le seul à l’écran. Une exception, à la fin, accentuera en réalité cette contrainte, puisque le troisième larron n'apparaîtra qu’en ombre chinoise, dans un autre lieu similaire et tout aussi fermé. On pourra retrouver, au détour de certaines séquences, quelques traits propres au cinéaste (l’attention portée aux visages, un certain travail sur les sons hors champ, une femme plus forte que l’homme, un sur-cadrage dans un miroir…) mais on sent bien que cette unité de temps, de lieu et d’intrigue est à l’unisson de sa frustration.


Alors que les thématiques du mensonge et de la manipulation pouvaient conduire vers de savantes évolutions, le coup de grâce est donné par le traitement donné au récit. Du polar, on dérive vers le drame romantique, avec le portrait difficilement crédible d’une dévotion amoureuse se fracassant sur la méchanceté du monde extérieur, et n’évitant aucun des poncifs extrême dont Hugo lui-même saupoudrait ses pièces. On a beau jouer sur une possible sublimation, transformant le sirènes de la police en tocsin salvateur, on est très, très loin de la transfiguration habitée d’une Jeanne, de l’affront subi par Anne ou des désillusions lucides de Gertrud.

Sergent_Pepper
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le 8 juin 2020

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