La mort n'est pas mon métier
L’ennui avec les adaptations pour le grand écran de pièces de théâtre, c’est qu’elles se résument généralement à du théâtre filmé. L’unité temporelle comme spatiale, ainsi que la primauté laissée au texte, n’aide pas à l’expression de la grammaire cinématographique usuelle. À cet égard, le cinéaste Roman Polanski a, de notre point de vue, produit deux œuvres mineures avec Carnage (2011) et plus récemment avec La Vénus à la fourrure. On aura tendance à tirer une conclusion du même ordre pour l’allemand Volker Schlöndorff qui adapte la pièce Diplomatie de Cyril Gély. Dans une suite luxueuse d’un palace parisien réquisitionné par l’armée allemande, durant la nuit d’août 1944 qui précède la libération de Paris, a lieu une confrontation déterminante entre le général Dietrich Von Choltitz, en charge de l’opération visant à rayer la capitale française de la carte, et le diplomate suédois Raoul Nordling tentant de dissuader l’officier d’exécuter son funeste projet. S’il a bien été question pour les occupants de détruire Paris avant la débâcle qui s’annonçait, les négociations nocturnes entre le militaire et le diplomate relèvent de la fiction dans la mesure où aucun témoignage ni aucun indice ne permet de savoir quelle fut la réelle influence de Nordling sur la décision finale d’annuler l’opération par Choltitz. Paris ne fut donc pas rasé ni incendié même s’il s’en est apparemment fallu de peu. Sans être complètement manichéen, le film fait néanmoins la part belle à la diplomatie, c’est-à-dire au pouvoir des mots et de la négociation, de la dialectique et du raisonnement sur l’action militaire. Les deux hommes ont évidemment des intérêts antagoniques et des points de vue opposés sur la marche du monde et la négociation s’annonce difficile, d’autant plus que le cassant général tente d’abord de fermer la porte au consul suédois. L’évolution des échanges apparait presque rapide, le général, certes pressé par le temps et l’accélération des événements, acceptant la proposition du diplomate dans un revirement qui manque quelque peu de vraisemblance.
Le vrai bonheur du film n’est donc pas dans la véracité plus ou moins prouvée des faits historiques, ni dans le moment crucial qui se joue dans la nuit parisienne. Il est davantage dans la joute verbale et intellectuelle où s’entrechoquent les rhétoriques, à la recherche de la faille qui amènera peut-être à l’ébranlement des convictions et au renoncement du pire, surtout lorsqu’elle est portée par deux grands comédiens – qui ont d’ailleurs joué plus de deux cents fois la pièce sur les planches. Niels Arestrup compose un général glacial et implacable, droit dans ses bottes, sans le moindre scrupule à obéir aveuglément aux ordres d’un tyran fou et halluciné tandis qu’André Dussollier se sert à merveille de sa voix suave et charmeuse, profonde et caverneuse, dans laquelle il est difficile de distinguer la ruse de la sincérité, le calcul de l’indignation franche. Le plaisir est donc dans le texte, et par conséquent pour l’oreille, tant les échanges brillants, incisifs et acérés entre Choltitz et Nordling stimulent l’esprit, excitent le cortex, comme cela fut déjà le cas, dans un contexte moins dramatique, des passes d’armes entre l’auteur metteur en scène Thomas et sa comédienne Vanda dans le dernier film de Polanski.
Mais à l’heure où les menaces d’un conflit retentissent aux confins de l’Europe, cette variation sur un épisode des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, dont quelques bribes du dialogue laissent entrevoir quelles auraient pu en être les conséquences, revêt la nécessité de réaffirmer la puissance des mots, la suprématie de l’intelligence, dût-elle se teinter de duplicité, de roublardise. Avec une cruelle ironie, l’évocation d’une tractation nocturne et secrète illustre également que les moments décisifs où tout peut basculer demeurent le territoire réservé de quelques hommes de l’ombre. C’est aussi tout ce que Diplomatie révèle en creux des soubresauts douloureux de l’Histoire qui laisse le champ libre à l’imagination vagabonde du spectateur auquel on permet du coup de pénétrer les lieux infranchissables au cœur desquels se tisse son destin. Œuvre courte, resserrée sur les quelques mètres carrés du camp retranché du général, Diplomatie rappelle aussi la complexité de l’homme et de l’histoire qu’il façonne et construit, aussi bien dans le progrès et l’altruisme que dans l’horreur et la barbarie.