Fort de ses ambitions reconnues sur Inglorious Basterds, Tarantino revient au pays par la même porte, celle de l’Histoire nationale, la combinant avec le genre séminal du film hollywoodien, le western. Tarantino aime jouer avec les périodes de transition : Django se situe quelques années avant la guerre civile, tandis que Les 8 Salopards en constituera l’épilogue. Il s’agit ici de faire frémir un vent nouveau par l’entremise d’un personnage qui va, par son attitude émancipatoire, scandaliser tous les blancs qu’il croise, et du seul fait de sa présence instaurer une dynamique dramatique.


La grande différence avec Inglorious Basterds se situe dans la population traitée, et la plongée dans les bas-fonds d’une Amérique née sur ce que l’humain peut avoir de plus barbare. En clin d’œil au formidable prologue de son film européen, Tarantino oppose désormais King Schultz à un bouseux lui ordonnant de « parler normalement », incapable de comprendre sa préciosité germanique.
Le couple qu’il forme avec Django, qu’il baptisera lui-même Freeman, est l’un des plus attachants chez Tarantino, plutôt habitué aux figures solitaires. Il rappelle celui de l’héroïne et de Max Cherry dans Jackie Brown, ou de Mélanie Laurent et son projectionniste noir dans Inglorious Basterds : des couples mixtes noir et blanc, toujours, mais relayés au second plan, alors qu’ils sont ici les figures centrales.


C’est aussi l’occasion pour Tarantino de se confronter au paysage : du désert aride aux plaines enneigées, des torrents aux champs de coton (esthétiquement éclaboussés de sang), le cinéaste ouvre les yeux sur un monde jusqu’alors ignoré, marchant sur les pas des panoramas sublimes de Ford dans La Prisonnière du Désert.


Django apprend : s’il est, comme toujours, un combattant hors pair, le récit insiste sur les rites de son intégration : nouveau vocabulaire, costumes, entrainement au tir, il fait figure du disciple à la bonne école, celle du maître dont l’intelligence surclasse toute la population américaine. Le personnage de Schultz, brillant chasseur de prime, ne cesse de renvoyer ceux qu’ils croisent à leur ignorance de leurs propres lois, prenant un malin plaisir à mettre en branle des situations classiques du western (comme l’assassinat du sheriff en pleine rue) avant de les tourner à son avantage. Il représente avant tout le versant malin de la loi, voulant toujours tout régler de façon légale (les fameuses legal boundaries), notamment la grande quête du film, la femme de Django. C’est le premier double du cinéaste, qui a toujours sur jouer avec le contexte pour en faire sa matière cinématographie : Schultz tue pour de l’argent, mais le fait dans un cadre strict, et sans aucune forme de remords.


Mais c’est là que le film suit une progression inattendue, et qui annonce bien des caractères des huit salopards à venir : Django va s’émanciper au point de dépasser le maitre. C’est d’abord ses yeux, puisqu’il va être nécessaire à Schultz pour reconnaitre ses prochaines proies, et va s’avérer un tireur d’élite, ridiculisant au passage les blancs qui ne peuvent pas voir sous leur cagoule, une des scènes de comédie satirique. C’est celui, aussi, qui focalise tous les regards (un noir sur un cheval ne passe pas inaperçu) et dont la présence va devenir de plus en plus provocante. Dans le long travail de mise en scène du duo, Django applique à la lettre le précepte de son mentor, “you can never break character”, et c’est sur ce terrain qu’il le surpassera. Dans son rôle d’esclavagiste, Django effraie Schultz qui découvre et révèle par là même le regard de Tarantino sur ses ancêtres. Feignant l’impassibilité devant la dévoration d’un congénère par des chiens, l’ancien esclave explique au bourreau : “I'm just a little more used to Americans than he is.”… Adaptation par la compromission, dont l’étonnant personnage de gouverneur raciste campé par Samuel L. Jackson est une autre déclinaison.


Car la plongée dans l’univers retors du blanc riche, en quête de divertissement par les combats de mandingues, va faire basculer la thématique du récit. Il ne s’agit plus de comédie. Autour du personnage de Di Caprio, en forme olympique, Tarantino creuse le sillon d’une violence perverse et réactive son recours à la grande scène de dialogue autour du film, durant toute cette fameuse négociation. Tension, mensonges, explosion différée : tout est là, et de façon assez majestueuse, de l’écriture ciselée aux interprétations irréprochables.


D’où l’étonnement, voire la circonspection qui lui succède. Le mélange des genres a toujours été un moteur chez Tarantino, et il n’est pas surprenant de le voir passer, par le biais du western, du débat idéologique à la fusillade baroque, dans une séquence qui joue avec ostentation le revival Kill Bill. La farce sanglante, voire grossière (la bande son hip-hop, les plans entre les jambes avant une possible émasculation…) prend le dessus, et on peut y voir l’audace du précédent opus, qui réécrivait l’Histoire dans un incendie cathartique. Ici, clairement, Django fait exploser le metteur en scène et avec lui le cadre jusqu’alors établi, à partir de la mort sacrificielle de son mentor. Si l’on peut justifier cette rupture, elle n’en est pas moins assez déconcertante, et vient surtout contrebalancer la violence précédente, poignante comme rarement chez Tarantino, car faite à des victimes innocentes, et non par des criminels entre eux. La façon qu’il a de repeindre tous les murs en rouge est certes jouissive, mais elle fragilise le discours et le pathétique qu’il avait réussi à instiller, bifurcation un peu regrettable au vu de l’intelligence d’écriture des 4/5ème du film.


Une façon, sans doute, de rappeler au spectateur qui est aux commandes, ce qui n’était pas nécessaire.


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Sergent_Pepper
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le 20 mars 2016

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Sergent_Pepper

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