Rappel des faits : Stephen King écrit Shining en 1977. Trois ans plus tard, Stanley Kubrick l’adapte à sa façon (avec la romancière Diane Johnson) et en fait un film culte et du cinéma, et de la culture pop. De la moquette de l’Overlook Hotel au bruit des roues du tricycle de Danny, d’un ascenseur libérant des litres de sang à un Jack Nicholson défonçant une porte à coups de hache, tout est absolument culte dans Shining. Pourtant King n’aime pas ce qu’a fait Kubrick de son roman (trop réducteur, trop désincarné, trop géométrique) et, en 1997, il l’adapte à son tour, et le plus fidèlement possible cette fois, sous la forme d’une mini-série en trois épisodes réalisée par Mick Garris.
En 2013, King écrit la suite de Shining, Doctor Sleep, avec un Danny devenu adulte (et alcoolique comme feu son père) en lutte contre un groupe d’hommes et de femmes, la tribu du Nœud Vrai, qui s’empare de l’âme d’enfants (la "vapeur") ayant comme lui le "don", mélange de télépathie et de pouvoirs médiumniques. Aujourd’hui enfin, Doctor Sleep est adapté au cinéma et mis en scène par Mike Flanagan, très remarqué l’année dernière grâce à sa série The haunting of Hill House. Voilà donc l’historique complexe auquel a dû se confronter Flanagan, et qui dit combien son film est un projet hybride (schizo ?) qui se nourrit autant de l’univers délimité par King désavouant l’interprétation kubrickienne que celui, ultra-référencé, du chef-d’œuvre de Kubrick ignorant lui-même la rhétorique kingienne.
Flanagan jongle ainsi entre deux visions distinctes (mais fondamentalement liées) créées, d’un côté, par le maître du roman fantastico-horrifique, de l’autre par l’un des maîtres du septième art. Pas facile donc d’imposer sa vision, d’ailleurs Flanagan n’y parviendra jamais, perdu entre le récit pas franchement original du livre (reçu tièdement à sa sortie) avec lequel il prend parfois ses (timides) distances, et l’hommage plan-plan au film de Kubrick qu’il utilise soit pour ses motifs les plus iconiques (les jumelles dans le couloir, les battements de cœur dans la bande-son, le combat final dans le célèbre escalier…), soit comme caution cinématographique pour en rejouer inutilement certaines scènes-clés (car quel peut être l’intérêt de rejouer celle de la salle de bains ? Se faire plaisir ? Épater la galerie ? Réaliser son deepfake ?).
Ennuyeux, trop sage et trop lisse, Doctor Sleep fait fi de toute singularité pour ne livrer qu’un produit standard ne procurant aucun sentiment d’angoisse ni le moindre petit frisson, quand un simple rictus de Jack Nicholson ou le regard perdu de Wendy Torrance, découvrant ce qu’a "écrit" son mari, suffisaient à nous glacer le sang. Certes, il faut bien avouer que la mise en abîme, à de rares occasions, est assez bluffante. Ce n’est, par exemple, pas Danny qui explore un Overlook abandonné (rongé par les flammes dans le roman de 1977) et reprenant peu à peu (littéralement) "ses esprits", mais bien Ewan McGregor (transparent) qui arpente des décors fétichisés à mort (à l’instar de Steven Spielberg dans Ready player one) où tout est encore (et religieusement) à sa place, comme "prêt à l’emploi".
Et voir McGregor à la place de Nicholson au bar de la Gold room, servit à son tour par un sosie de Nicholson remplaçant Joe Turkel (Lloyd) a, durant plusieurs secondes, quelque chose de vertigineux. Mais l’effet, sidérant s’il en est, n’est qu’un effet placebo, dissimulant mal le déséquilibre d’un récit qui raconte peu mais longuement (l’exposition et la mise en place des personnages sont interminables) et qui, même s’il sait ménager deux ou trois séquences inspirées et/ou vraiment noires (dont le lent supplice d’un enfant), démontre surtout que Flanagan aurait dû se détacher davantage de l’œuvre littéraire (et kubrickienne aussi), la trahir et la réinventer comme Kubrick sut le faire.
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