Le cinéma italien est pessimiste, à l'image de ce pays, véritable phoenix européen, splendide mais dans l'éternelle combustion de ses propres fastes. Il y a Rome et ses merveilles d'architecture, son histoire, son luxe, puis il y a les banlieues romaines, aux allures de tiers-monde ; immeubles déchiquetés, émiettés comme les rivages méditerranéens, balayés par les vents.


C'est dans ce théâtre car en Italie il s'agit toujours de cela, l'origine de tout son art, le théâtre antique, drame permanent, comédie truculante, dell'arte, que Matteo Garrone plante son histoire. Marcello est un toiletteur pour chien : il les bichonne ; chacun à sa personnalité, un regard ; il aime ces bêtes comme il aime sa propre fille. Les bouledogues et les frèles caniches se cotoient comme les caids et les honnêtes gens dans la banlieue romaine et servent de miroir à la nature humaine.


Les scènes de nettoyage de bouledogues enragés oscillent entre l'horreur et le comique. Le regard mauvais du clebs prêt à vous dévorer la main jusqu'à ronger l'os et puis sa docilité soudaine sous les jets chauds et doux d'eau que lui projette Marcello font passer de l'effroi au rire en un rien de temps, véritable mise en scène funambuliste. Nous sommes dans l'arène antique, avec les fauves, au sens propre comme au figuré car comme je l'ai dit, l'antiquité dans l'art italien n'est jamais loin, c'est toujours le début et la fin. On y revient sans cesse, comme si depuis la Rome antique il n'y avait presque rien eu.


Marcello est pauvre, à l'image du quartier. Alors, pour arrondir les fins de mois il revend un peu de drogue. Mais son ami, Simoncino, est un accro de la cocaine et de la violence et l'entraine dans des combines toujours plus dangereuses. Un soir, ils cambriolent un riche appartement. Simoncino et un partenaire aux gros bras se débarassent du caniche familial qui aboie lors de leur venue en l'enfermant dans le freezer. Alors, Marcello retourne sur les lieux du cambriolage, pas pour réparer les dégats mais pour sauver le pauvre animal, dans une scène absurde et attendrissante. Il n'aura pourtant pas de scrupule à refourguer son modeste butin.


Marcello est l'inverse de Simoncino, c'est un homme bavard et chétif, un père de famille divorcé qui s'occupe de sa fille du mieux qu'il peut. Simoncino lui est impulsif, massif, taiseux et en roue libre. Sa violence n'est pas expliquée, elle est. Comme elle l'est pour le bouledogue. Le duo de malfrats que forment les deux compères ressemble à un Laurel et Hardy inversé, débarassé de tout comique, au service d'une pure violence. La métaphore animale fonctionne : Simoncino en bouledogue testostéroné et Marcello en tequel peureux, chétif et affectueux. Simoncino est comme une ombre planante sur le quartier, terrorisant tout le monde, jusqu'à sa propre mère. Il arrive toujours au guidon de sa moto, qui vrombit au loin, comme les aboiements terrifiants d'un chien mauvais.


Marcello, comme tout le quartier, est terrorisé par la brutalité de son comparse. Il ne le tient un peu en laisse que parce qu'il lui fournit de la cocaine mais un des coups qu'ils accomplissent tous les deux finit mal. Et c'est Marcello qui trinque, refusant de trahir son ami, espérant une part du butin à sa sortie de prison, toujours ambivalent dans ses actes, à la fois gentil et malhonnête.


Commence alors un second film, une vengeance, une vengeance où la violence des hommes est comparable à celle des chiens. Matteo Garrone pousse la comparaison jusqu'à enfermer Simoncino dans une cage, il devient alors un bouledogue, une bête, inhumaine, à la merci de Marcello.


Le film est sombre, gris très souvent, jaune lorsqu'il se veut plus onirique et poétique, ce qui arrive lorsque Marcello et sa fille, pleine de vie, vont à la plongée ensemble et échaffaudent des rêves de voyage, comme pour s'extraire de l'enfer où ils se terrent. Tout semble poussiéreux, ruineux, tout évoque sans cesse les ruines, les ruines antiques, les ruines romaines, Pompéi, la ville ensevelie sous les cendres. C'est magnifique, la ville est comme presque ensablée, on penserait à un western par moment, avec une cité comme fichée au milieu d'un désert. Et pour cause, ce bout de banlieue romaine semble perdu, à la dérive, à l'abandon. On y traine, on y fume, on y boit, on y baise. Tout ce résume dans ces instincts primaires, bestiaux. Seuls les moments d'intimité entre Marcello et sa fille ramènent un peu l'humanité devant la caméra. Le film s'occroit du silence - que ça fait du bien -, des pauses, et passe subitement à de la violence frénétique, extrême, terrible. Les personnages sont d'ailleurs assez silencieux, livrés à eux-mêmes, des chiens mutiques comme compagnons. Marcello tente bien de parler, il crie même, mais personne, surtout à la fin, ne lui répond.


Le film possède un grain particulier, un grain si terne, si gris, qu'on finit par douter même de l'époque où il se situe. Tout parait vétuste, rouillé et seul un ordinateur portable, la moto rutillante de Simoncino et une soirée en discothèque nous ramènent à sa troublante actualité.


L'acteur principal, Marcello Fonte est prodigieux. Même dans le silence, son visage, si particulier, exprime quelque chose. Ses lèvres se tordent, ses yeux, évasifs, presque dansants, semblent traduire le malaise de son frèle personnage, qui passe de lâche à justicier. Sa voix, nasillarde, lui confère une présence particulière. Son personnage me fait penser à Meursault, dans tout ce qu'il a de méditerranéen. Ses choix troublent, ses choix dérangent. Sa violence aussi, tout comme sa lâcheté ou à l'inverse sa témérité mal avisée. Le héros déçoit, rebute comme il fait exulter le spectateur. Lorsqu'il se fait justice, qu'il venge le quartier tout entier, il croit avoir trouvé la rédemption mais il n'en est rien. Le voilà seul avec son crime, dans une Italie où la justice et la loi n'existent pas, du moins pour les plus modestes.


Le film est terrible par instant, d'une violence glaçante, inouie, inhumaine ou à l'inverse d'un burlesque presque onirique. La frontière est ténue entre l'humour noir et le drame, entre le bien et le mal, entre l'ombre et la lumière. A l'image de l'Italie, pays de contrastes, pays de sentiments exacerbés, tout dans ce film en évoque l'âme la plus authentique. A chaque fois que je vois un film italien contemporain je me dis que ce magnifique pays a encore, malgré tous ces déboires, de merveilleuses choses à nous dire. Si son économie et sa société sont moribonds, son cinéma, à l'inverse du nôtre, détonne encore. L'Italie dit ses souffrances, évoque le mal qui la ronge comme un os et qui l'envahit et la gangrène comme le chiendent... Ca donne du vrai cinéma.

Tom_Ab
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le 29 juil. 2018

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Tom_Ab

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