Le premier désir
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Douleur et gloire est l’occasion, pour Almodóvar, de donner vie à un alter ego, en devenant, indirectement, l’acteur principal de son propre film. On sait, déjà, que le cinéaste espagnol aimait toujours se baser sur ses propres expériences pour raconter des histoires et élaborer ses films, comme dans Volver par exemple, en évoquant indirectement son enfance à travers le retour de Raimunda sur ses terres natales. Ici, le parallèle entre le personnage de Salvador Mallo, réalisateur fictif, et Pedro Almodóvar, ne fait pas l’ombre d’un doute. Nous rencontrons alors ce cinéaste dont un de ses films, intitulé Sabor, sorti plus de trente ans auparavant, a été restauré par une Cinémathèque, qui l’invite à le présenter. C’est donc, pour Salvador, une porte vers son passé qui s’ouvre. Un passé glorieux et douloureux, entre une enfance vécue dans la pauvreté, des romances perdues dans le temps, des amitiés brisées, et une santé fragilisée. L’histoire d’une vie, le temps d’un souvenir, le temps d’un film.
L’évocation du souvenir, composante récurrente chez Almodóvar (Tout sur ma mère, Volver, Parle avec elle), prend ici diverses formes, qu’il s’agisse de flashbacks ou de simples discussions, pour retracer le parcours de Salvador. Dans l’oeuvre d’Almodóvar, le passé est toujours avec nous, il nous accompagne et est indissociable du présent. Ces retours réguliers vers le passé viennent rappeler, chez Salvador, quelles sont ses racines, même s’il s’en est grandement éloigné au fil de sa vie. Bien que son âge avance, que ses préoccupations évoluent, ses moments d’errance et de rêverie le ramènent toujours à cette enfance modeste, mais dont il se souvient avec une certaine nostalgie. Car malgré la précarité dans laquelle il vivait, ces souvenirs demeurent plein d’insouciance, comme empreints d’innocence. Des souvenirs qu’Almodóvar raconte ici, mais que nous pouvons nous-même avoir, avec cette idée de voir les souvenirs d’enfance comme un refuge, notamment à travers l’image de la mère, toujours importante chez le cinéaste et ici incarnée, de manière très symbolique, par Penélope Cruz. Et, autant que Douleur et gloire propose un récit de la vie de Pedro Almodóvar à travers le personnage de Salvador, il raconte aussi la trace qu’il laisse dans la vie des autres, et dans le monde.
Almodóvar fait de Salvador un personnage qui n’est jamais sur les devants de la scène. Quand il réalise ses films, il est derrière la caméra. Lorsqu’il doit tenir une conférence, il reste chez lui. Quand il écrit un texte, il laisse l’un de ses amis le jouer et le raconter. Le cinéaste crée, il imagine, il raconte mais, surtout, il transmet. Il est, à travers ses œuvres, celui qui émancipe les autres, et qui finit par devenir lui-même une part de leurs souvenirs. Et c’est surtout à l’heure du bilan, à un âge où l’on commence à faire le bilan de sa vie, où l’on a peur de trop se rapprocher de la mort et, surtout, de ne pas avoir suffisamment profité de la vie, que ce besoin de faire revivre cet héritage se fait sentir. Et, à travers Douleur et gloire, cet héritage prend la forme d’une oeuvre éminemment belle, touchante et bouleversante.
J’apprécie particulièrement le cinéma d’Almodóvar, pour sa sensibilité et sa beauté, entre autres. J’aime l’ambiance de ses films, les couleurs, souvent chatoyantes, avec une forte présence de rouge. Pour une raison que j’ignore, ils m’évoquent des souvenirs et, un peu comme Salvador lorsqu’il s’égare dans ses pensées, ses films m’installent dans un climat d’apaisement et de douceur. Ici, même si la pauvreté est évoquée, les décors de la ville où Salvador a vécu son enfance sont toujours ensoleillés et lumineux, notamment avec ces murs peints à la chaux. Salvador a beau être le héros du film, il est plus récepteur qu’émetteur, se dessinant à travers le portrait des autres personnages, qui ont façonné son existence, et dont il a façonné l’existence. Aujourd’hui fatigué, le corps usé, de moins en moins à même de se mouvoir, il se rend compte que le principal moteur de son existence demeure l’art. Le chant, l’écriture, le dessin et, surtout le cinéma sont tant d’éléments qui ont donné un sens à sa vie. Ils lui ont apporté la douleur, mais aussi la gloire, sans lesquels la vie serait morne et monotone.
Douleur et gloire était déjà, sur le papier, très séduisant. Voir un tel artiste se prêter à l’exercice de l’autobiographie ne pouvait que susciter de grandes attentions, et le cinéaste est au moins à la hauteur de ces dernières. Antonio Banderas incarne parfaitement cet alter ego qui oscille toujours entre l’apaisement et la peur de la décrépitude, livrant une prestation pleine de sensibilité et de sincérité. Almodóvar se fait rouage de son propre cinéma, se livrant à une sorte de thérapie célébrant le septième art, faisant de ce dernier le moteur de son existence, et le meilleur moyen d’exprimer ce qu’il a sur le cœur, pour trouver l’apaisement. Un apaisement communicatif, grâce à cette nouvelle oeuvre d’une grande beauté, héritage d’un cinéaste d’une grande sensibilité. Un doux moment de grâce.
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Créée
le 18 mai 2019
Critique lue 428 fois
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