De Stranger than Paradise à Paterson, de Mystery Train à Broken Flowers, Jim Jarmusch n’a cessé de mettre en scène des trajectoires. Ses personnages empruntent ici des routes, là des chemins ou des rivières de sorte que son cinéma est depuis toujours associé à l’errance et à la rêverie déambulatoire. Down by Law, réalisé en 1986, ne déroge pas à la règle. Sur un scénario relativement linéaire Jarmusch propose une fable universelle où les contingences de l’espace et du langage se répondent les unes aux autres.
De la musique avant toute chose
Le film s’ouvre sur les notes de Jockey Full of Boston pour une déambulation musicale le long des rues d’une ville de Louisiane. Un décor hors du temps magnifié par le noir et blanc de Rob Müller : demeures antebellum typiques, cour d’école inondée de soleil ou quartiers en déshérence. Ce travelling s’interrompt pour se focaliser sur deux des protagonistes : Jack et Zack. Le premier, proxénète à la petite semaine, enchaine les filles à défaut de s’y attacher. Le second, DJ sans ambition est plus porté sur la bibine que sur la zic. Ces deux personnalités incompatibles se retrouvent bientôt contraints à partager une cellule de prison. Au mutisme de ces deux lascars répond une somptueuse bande originale signée des deux acteurs eux-mêmes, John Lurie et Tom Waits.
Evasion lexicale
Curieusement ce sont les mots qui vont servir d’échappatoire face à l’échec de la communication, celle-ci se réduisant à quelques « fuck you » lapidaires. Avec Jack d’abord, qui raconte sa sortie de prison rêvée « dans une limousine Lincoln blanche avec quatre filles nues… ». Puis Zack qui improvise un bulletin météo comme il le ferait à la radio. Mais c’est surtout Bob, débarqué dans leur cellule, qui va changer la donne. Cet Italien n’entend rien à la langue de Shakespeare mais cite Robert Frost et Walt Whitman à tout bout de champ. Un personnage incroyable, véritable génie du langage, qui va littéralement dynamiter la morosité nourrie par ses deux codétenus. Comme dans cette scène mémorable où un simple jeu de mot – I scream for ice cream – se transforme soudain en sarabande hallucinée contaminant vocalement l’ensemble du pénitencier.
Bayou, lapin et princesse
Dans la dernière partie de ce triptyque, les trois compères fuient à travers le bayou. Après les grandes artères de la ville et l’étroitesse de la prison, le film explore les lignes désordonnées des marécages. L’espace se dévoile ici dans la profondeur et les diagonales, au gré des berges et des canaux. Comme dans un labyrinthe antique, nos trois pieds nickelés vont aller d’épreuve en épreuve. Celle de l’eau – le franchissement de la rivière – celle du feu (de camp) et celle de l’amour. Bob qui dans un premier temps constitue un boulet -il ne nage pas, ne court pas vite…- va poursuivre son rôle de réconciliateur toujours grâce au levier du langage. Autour d’un lapin « tchac tchac » grillé ou lors de l’ultime rencontre avec la bellissima au bois dansant.
Une petite merveille de conte cinématographique.
9/10 ++
Critique publiée le 20/06/21 dans la rubrique "classiques" du MagduCiné