Le prologue qui ouvre, au petit jour, Drive My Car pourra rassurer les plus réticents à embarquer dans ce film fleuve de trois heures : une femme y raconte une histoire, capture l’attention, ouvrant des fenêtres sur une fiction au sein de laquelle une lycéenne s’introduit par effraction chez un camarade et laisse quelques traces discrètes de sa présence. Ce récit, anecdotique et en abyme, infusera dans la durée la destinée des personnages. Pour l’heure, c’est la mise en voix d’une femme après l’amour, qui brode avec le récit comme elle composerait avec les vibrations qui ont traversé son corps, sorte de Shéhérazade qui n’invente plus pour sa survie, mais par le plaisir. C’est l’éclosion d’une histoire, et sa suspension dans l’air, dans une sensualité ténue, dont on ne mesure pas encore toute la portée même si l’on sent bien flotter une densité qui nous échappe encore.
Tout le programme de Drive My Car est là : laisser le temps des trajets, des silences et des détours pour permettre la mise en voix : des acteurs et des personnes, des morts et des survivants, des mutiques et des faux bavards.
La parole est en effet le motif central du film. Le personnage principal, Yusuke, entreprend de monter Oncle Vania sur scène, et le fait avec une distribution multilingue, où les comédiens parlent coréen, japonais, mandarin, anglais entre eux, tandis qu’un rôle essentiel est attribué à une muette qui s’exprime en langue des signes. Les répétitions consistent en une longue mise en bouche du texte, sans jeu, qui laissent certains acteurs sceptiques, comme s’il n’était pas encore temps de laisser affleurer les émotions : un écho évident à ce qui se joue en dehors de ces séances, où le metteur en scène se fait conduire par une jeune femme, Misaki, de son lieu de résidence au théâtre, pour un trajet volontairement long durant lequel il écoute l’enregistrement de la pièce pour lui-même s’imprégner du texte. Misaki exécute son travail de chauffeur avec la qualité optimale pour sa tâche, consistant à se faire discrète et à faire oublier, par une conduite irréprochable, qu’on se trouve dans une voiture. Son talent : l’effacement, qu’elle confiera avoir appris auprès de sa mère qu’elle ne devait pas réveiller lorsqu’elle la ramenait chez elle durant sa jeunesse.
La parole est omniprésente, mais toujours parée d’une légitimité dans le sens où elle résulte d’une écriture : c’est celle de Tchekhov, et des éventuels débats sur la manière dont on lui donnera vie sur scène. La défunte épouse de Yusuke travaillait sur la fiction, et tous les personnages semblent s’abriter derrière l’art pour ne pas avoir à prendre la parole. La mort d’une fille, l’infidélité d’une épouse restent des faits qui ne trouvent pas de formulations. Yusuke parle à la muette pour dire les qualités de Misaki en tant que chauffeur ; celle-ci lui dira plus tard qu’elle apprécie sa voiture, et qu’elle en prendra soin : les détours sont constants, et l’éclosion ne pourra se faire qu’à la faveur d’une combustion lente.
(Spoils)
Au travail de la construction du sens sur les planches va s’adjoindre un écheveau de silences et de secrets, fils noirs épaississant progressivement la vibration des échanges. Le vide d’un comédien star de la jeunesse et venu découvrir la langue littéraire, le lien amoureux entre un collaborateur et son épouse muette pour une scène de repas superbe d’évidence, et le retour des morts dans les pauses entre les phrases. Par des scènes à l’unité massive, Ryusuke Hamaguchi, qui a considérablement densifié son écriture depuis Asako I & II, fait émerger des vérités et des sentiments en attente depuis des années. L’échange avec le jeune acteur dans la voiture, lorsqu’il reprend la suite des récits de l’épouse, propulse le récit dans une nouvelle dimension : la splendeur du découpage et de la présence du passé permet la rencontre entre la fiction inventée par l’épouse, et l’intimité qu’il a vécue avec elle. Alors, les morts peuvent prendre la parole à travers ceux qui leur survivent et qui, contrairement à ce qui se dit chez Tchekhov, ne les oublient pas. La fille décédée, gouffre fondateur d’un couple fêlé, le jeune suiveur de la star tué hors-champ après une bagarre qui invite le drame dans la vie réelle, ou le décès de la mère toxique de Misaki. Autant de confrontations aux gouffres, et à de nouvelles trajectoires : le metteur en scène laisse à sa chauffeur le soin de prendre de nouvelles directions pour que la route s’allonge, et avec elle la mise au jour de vérités enfouies. Le décor (du réel, et non du théâtre) prend alors en charge cette visite aux zones sinistrées de l’âme : une usine de traitement des déchets, et une maison enfouie à flanc de colline. Les images, de plus en plus graphiques, font du véhicule rouge un passeur émotionnel qui tranche les paysages, les structures architecturales et les routes.
La libération de la parole ne sera pas pour autant un affranchissement des artifices de l’écriture. Misaki évoque ainsi la manière dont sa mère jouait un double rôle, sans savoir si celui-ci était conscient ou non. Yusuke fait de sa thérapie intime un aboutissement par l’incarnation sur scène, en reprenant un rôle qu’il estimait trop proche de lui, et dont la défunte récitait toutes les autres répliques dans l’habitacle d’une voiture qui avait tout d’un mausolée. L’ouverture de l’espace (les mains qui tiennent les cigarettes par le toit ouvrant), l’élargissement des trajectoires aboutissent à une catharsis de la pudeur : celle d’une fusion entre théâtre et vie par le monologue de la muette, sur scène.
Alors, seulement, la vie pourra bruisser, dans l’ultime silence d’un épilogue qui dit beaucoup sans aucun mot : la nouvelle fonction d’une voiture, la jonction avec le présent par le port des masques, et la possibilité enfin formulée d’une nouvelle histoire.
(8.5/10)