⚠️ Une maintenance est prévue ce Mercredi 4 décembre de 9h00 à 13h. Le site sera inacessible pendant cette période.

Après entre autres Senses et Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi revenait à Cannes pour présenter en Compétition le déroutant Drive My Car. Un film fondamentalement intellectuel, qui parle du deuil à travers un personnage de metteur en scène de théâtre, mais qui puise son souffle dans des séquences de silence menant vers la grâce.


Drive My Car parle d’un homme qui a tout perdu : sa fille est morte à 4 ans, et sa femme vient de la rejoindre (le jour même où il apprend qu’elle l’a trompé, sans avoir eu le temps de s’expliquer avec elle). Cet homme, M. Kafuku, dégage à travers son charisme silencieux une immense tristesse, que le théâtre va lui permettre de mettre à distance pour mieux accomplir son deuil. Sans jamais être déprimant ni dépressif, le film aborde pourtant des questions terribles dont les résonances avec le monde du théâtre sont évidentes : le sentiment de ne pas trouver sa place, le sentiment d’être remplacé dans son propre rôle (de mari, doublé par un amant ; d’acteur, se retirant des planches pour se consacrer à la mise en scène) ou encore le sentiment de ne pas trouver de remplaçants aux rôles laissés vides (de père, ayant perdu son seul enfant ; de mari, ayant désormais perdu sa femme).


Dans Asako, la protagoniste était hantée par des visages et la mise en scène jouait sur les impressions trompeuses (comme croire reconnaître quelqu’un qui a disparu), avec toute la difficulté que la perte d’un être cher implique. Dans Drive My Car, ce procédé est plus subtil, ressemblant moins à de l’exercice de style et ne jouant jamais avec la perception du spectateur, mais uniquement du personnage lui-même. Plutôt que de nous mettre directement derrière les yeux de Kafuku, Hamaguchi se sert de la métaphore de la voiture pour nous faire accéder à son intimité – l’habitacle de l’automobile étant évidemment le symbole de sa propre intériorité. Et le fait qu’il refuse d’avoir une chauffeuse attitrée témoigne de cette peur de l’intrusion, de cette réclusion en soi-même et de cette tendance à s’enfermer dans sa tristesse. Que ce soit dans l’adultère, dans la mise en scène au théâtre ou à bord d’une voiture, Drive My Car met son personnage face à son tiraillement entre conduire et être conduit. Il conduit sa troupe mais a toujours été impuissant dans sa vie de famille. Le troisième espace, la voiture, sera donc le lieu-pivot où Kafuku aura le choix : continuer à tenir le volant en écoutant les enregistrements de sa femme en train de lire ses textes (donc rester prisonnier d’une solitude endeuillée), ou bien laisser le fauteuil à quelqu’un d’autre pour partager le voyage (et « aller de l’avant » pour de vrai).


Dans ce processus de chaises musicales, ballet de personnages finalement très marivaudien, les dialogues s’effacent constamment derrière deux autres voix : la voix du texte (Beckett puis Tchekhov) et sa puissance littéraire qui interroge la propre existence de Kafuku, que ce soit dans les auditions qu’il fait passer, les moments de lecture du script, d’écoute des enregistrements pour répéter ; puis la voix du silence et le déploiement d’un langage ineffable, passant entre autres par la langue des signes, et qui est la véritable grammaire de l’introspection. L’enchevêtrement des langues parlées par les différents acteurs de la troupe (anglais, mandarin, japonais, coréen…) permet paradoxalement de se défaire du poids des mots, donc du poids d’un texte dans lequel Kafuku s’était d’abord enfermé. « On ne peut jamais accéder au cœur de l’autre. On ne peut qu’examiner consciencieusement le sien ». Hamaguchi montre que c’est par une forme de silence, qui n’est pas excluant mais au contraire unificateur, que l’on s’éclaircit soi-même pour mieux projeter cette lumière sur l’autre. Les masques tombent progressivement et Kafuku, en dévoilant un peu de lui-même, découvre les fêlures de ceux qui l’accompagnent. Que ce soit lui, l’amant de sa femme ou sa fameuse « chauffeuse » indésirable, tous trois sont meurtris par le sentiment d’avoir « tué » quelqu’un : une fille, une femme, une mère, un innocent… Et chacun passera de conducteur à conduit (et inversement) dans une sorte de cercle vertueux d’empathie. « Drive my car », tout est dans le titre : une fuite en avant pour se défaire d’un passé qui ne quitte pas le rétroviseur ; une expression dont le verbe peut être tout aussi bien compris à la première personne du singulier, comme injonction à l’introspection, qu’à la deuxième personne de l’impératif, comme ouverture à l’autre.


D’une complexité certaine, Drive My Car n’en est pas moins pudique et épuré. C’est une quête du bonheur à travers la remontée d’une pente. Comme dans Oncle Vania, pièce au centre du film, c’est par le maillage des destinées et des souffrances que chacun accède à lui-même, fût-il fondamentalement inaccessible à l’autre. « Que faire ? Tenter de vivre ». Le chemin de croix est à faire ensemble, et de la rencontre des gestes silencieux naîtra la grâce – en témoigne cette séquence finale de représentation absolument bouleversante. Et de conclure, comme le fait la pièce de Tchekhov, par une réplique finale à la première personne du pluriel : nous nous reposerons.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

Créée

le 18 août 2021

Critique lue 9.9K fois

104 j'aime

3 commentaires

Jules

Écrit par

Critique lue 9.9K fois

104
3

D'autres avis sur Drive My Car

Drive My Car
Grimault_
7

Sur le chemin de la rédemption

Après entre autres Senses et Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi revenait à Cannes pour présenter en Compétition le déroutant Drive My Car. Un film fondamentalement intellectuel, qui parle du deuil à...

le 18 août 2021

104 j'aime

3

Drive My Car
EricDebarnot
9

Raconter des histoires ou conduire (il ne faut pas choisir...).

Adapter Murakami est un sacré défi, tant l'aspect quasi-intangible de ses histoires semble défier la nature même du Cinéma. Néanmoins, depuis le formidable "Burning" de Lee Chang-Dong, il semble que...

le 24 août 2021

54 j'aime

13

Drive My Car
BenoitRichard
5

trop désincarné

On peut se sentir parfois un peu seul quand, autour de vous, tout le monde ou presque porte un film aux nues sans que vous compreniez vraiment pourquoi. C’est le cas avec Drive My car le film du...

le 28 août 2021

54 j'aime

2

Du même critique

Le Château ambulant
Grimault_
10

Balayer derrière sa porte

Dans le cinéma d’Hayao Miyazaki, Le Château ambulant se range dans la catégorie des films ambitieux, fantastiques, ostentatoires, qui déploient un univers foisonnant et des thématiques graves à la...

le 1 avr. 2020

162 j'aime

31

OSS 117 - Alerte rouge en Afrique noire
Grimault_
3

Le temps béni des colonies

Faire une suite à un diptyque désormais culte a tout du projet casse-gueule. D’autant que Michel Hazanavicius est parti et que c’est Nicolas Bedos aux commandes. Certes, ce dernier a fait ses preuves...

le 4 août 2021

121 j'aime

20

Solo - A Star Wars Story
Grimault_
4

Quand l'insipide devient amer.

Solo : A Star Wars Story est enfin sorti, après un tournage chaotique et une campagne marketing douteuse, à l’image d’un projet dès son annonce indésirable que l’on était en droit de redouter. Si le...

le 27 mai 2018

112 j'aime

34