Après entre autres Senses et Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi revenait à Cannes pour présenter en Compétition le déroutant Drive My Car. Un film fondamentalement intellectuel, qui parle du deuil à travers un personnage de metteur en scène de théâtre, mais qui puise son souffle dans des séquences de silence menant vers la grâce.
Drive My Car parle d’un homme qui a tout perdu : sa fille est morte à 4 ans, et sa femme vient de la rejoindre (le jour même où il apprend qu’elle l’a trompé, sans avoir eu le temps de s’expliquer avec elle). Cet homme, M. Kafuku, dégage à travers son charisme silencieux une immense tristesse, que le théâtre va lui permettre de mettre à distance pour mieux accomplir son deuil. Sans jamais être déprimant ni dépressif, le film aborde pourtant des questions terribles dont les résonances avec le monde du théâtre sont évidentes : le sentiment de ne pas trouver sa place, le sentiment d’être remplacé dans son propre rôle (de mari, doublé par un amant ; d’acteur, se retirant des planches pour se consacrer à la mise en scène) ou encore le sentiment de ne pas trouver de remplaçants aux rôles laissés vides (de père, ayant perdu son seul enfant ; de mari, ayant désormais perdu sa femme).
Dans Asako, la protagoniste était hantée par des visages et la mise en scène jouait sur les impressions trompeuses (comme croire reconnaître quelqu’un qui a disparu), avec toute la difficulté que la perte d’un être cher implique. Dans Drive My Car, ce procédé est plus subtil, ressemblant moins à de l’exercice de style et ne jouant jamais avec la perception du spectateur, mais uniquement du personnage lui-même. Plutôt que de nous mettre directement derrière les yeux de Kafuku, Hamaguchi se sert de la métaphore de la voiture pour nous faire accéder à son intimité – l’habitacle de l’automobile étant évidemment le symbole de sa propre intériorité. Et le fait qu’il refuse d’avoir une chauffeuse attitrée témoigne de cette peur de l’intrusion, de cette réclusion en soi-même et de cette tendance à s’enfermer dans sa tristesse. Que ce soit dans l’adultère, dans la mise en scène au théâtre ou à bord d’une voiture, Drive My Car met son personnage face à son tiraillement entre conduire et être conduit. Il conduit sa troupe mais a toujours été impuissant dans sa vie de famille. Le troisième espace, la voiture, sera donc le lieu-pivot où Kafuku aura le choix : continuer à tenir le volant en écoutant les enregistrements de sa femme en train de lire ses textes (donc rester prisonnier d’une solitude endeuillée), ou bien laisser le fauteuil à quelqu’un d’autre pour partager le voyage (et « aller de l’avant » pour de vrai).
Dans ce processus de chaises musicales, ballet de personnages finalement très marivaudien, les dialogues s’effacent constamment derrière deux autres voix : la voix du texte (Beckett puis Tchekhov) et sa puissance littéraire qui interroge la propre existence de Kafuku, que ce soit dans les auditions qu’il fait passer, les moments de lecture du script, d’écoute des enregistrements pour répéter ; puis la voix du silence et le déploiement d’un langage ineffable, passant entre autres par la langue des signes, et qui est la véritable grammaire de l’introspection. L’enchevêtrement des langues parlées par les différents acteurs de la troupe (anglais, mandarin, japonais, coréen…) permet paradoxalement de se défaire du poids des mots, donc du poids d’un texte dans lequel Kafuku s’était d’abord enfermé. « On ne peut jamais accéder au cœur de l’autre. On ne peut qu’examiner consciencieusement le sien ». Hamaguchi montre que c’est par une forme de silence, qui n’est pas excluant mais au contraire unificateur, que l’on s’éclaircit soi-même pour mieux projeter cette lumière sur l’autre. Les masques tombent progressivement et Kafuku, en dévoilant un peu de lui-même, découvre les fêlures de ceux qui l’accompagnent. Que ce soit lui, l’amant de sa femme ou sa fameuse « chauffeuse » indésirable, tous trois sont meurtris par le sentiment d’avoir « tué » quelqu’un : une fille, une femme, une mère, un innocent… Et chacun passera de conducteur à conduit (et inversement) dans une sorte de cercle vertueux d’empathie. « Drive my car », tout est dans le titre : une fuite en avant pour se défaire d’un passé qui ne quitte pas le rétroviseur ; une expression dont le verbe peut être tout aussi bien compris à la première personne du singulier, comme injonction à l’introspection, qu’à la deuxième personne de l’impératif, comme ouverture à l’autre.
D’une complexité certaine, Drive My Car n’en est pas moins pudique et épuré. C’est une quête du bonheur à travers la remontée d’une pente. Comme dans Oncle Vania, pièce au centre du film, c’est par le maillage des destinées et des souffrances que chacun accède à lui-même, fût-il fondamentalement inaccessible à l’autre. « Que faire ? Tenter de vivre ». Le chemin de croix est à faire ensemble, et de la rencontre des gestes silencieux naîtra la grâce – en témoigne cette séquence finale de représentation absolument bouleversante. Et de conclure, comme le fait la pièce de Tchekhov, par une réplique finale à la première personne du pluriel : nous nous reposerons.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]