Ces temps-ci sont au beau fixe pour le cinéma muet car j'enchaîne perles sur perles entre France, USA, Allemagne et dernièrement la Russie. Il me tardait de voir un film de Lev Koulechov, l'un de ces oubliés de l'école soviétique qui évoluait aux côtés d'hommes comme Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov. A la différence de ces deux-là, il fait partie avec Poudovkine et Dovjenko de ces oubliés. Peut-être que la chute du communisme aurait atténué leur réputation mais nous ne sommes pas là pour nous lancer dans des suppositions historiques. Concernant Koulechov, s'il y avait bien un film à voir de lui, c'est Dura Lex qui est par la même occasion son cru le plus connu l'ayant même révélé à l'international (tout du moins il y a quelques temps de ça).
Evidemment, école soviétique oblige, on échappe pas (ou alors très rarement) à la propagande d'état mais dans le cas de Dura Lex, celle-ci n'est pas aussi agressive et frontale qu'un Cuirassé Potemkine ou La Grève. Elle est plus subtile, plus travaillée. D'ailleurs, l'action ne prend pas place sur le sol de la Mère Russie mais bien sur le territoire canadien du Yukon (notons que le tournage a sans doute dû se faire dans la toundra sibérienne). Dans un esprit western que n'aurait pas renié des types comme Howard Hawks, nous suivons un groupe de chercheurs d'or. Et qui dit or dit volonté de s'enrichir sauf que cette pratique et la politique rouge ne font pas bon ménage. Si les tensions étaient présentes entre nos comparses et l'irlandais, celles-ci laissent place bientôt à la folie de notre type charrié qui va abattre deux de ses collègues avec une gratuité troublante. Capturé par l'homme et la femme survivants, il sera ligoté mais l'isolement gagné par les rudes conditions climatiques n'arrangeront rien à ce trio qui, tout doucement, voit les facultés mentales de chacun être altérées.
Ce qui m'a plu dans ce Dura Lex est son aspect borderline, avant-gardiste et osé à des années-lumière de ce qui se faisait en Occident. On peut décemment postuler qu'une oeuvre pareille aurait été difficile à sortir sur notre bon vieux continent dans l'entre deux guerres. Sans aucun doute possible, Koulechov s'attaque à l'argent qui corrompt la nature humaine, pervertit les pensées de l'Homme qui revient à sa condition primitive en y touchant. La critique du capitalisme est bien là. Cependant, il ne décide pas d'en rester là puisqu'il va également s'attaquer à la religion. Nos deux tourtereaux sont en attente d'un jugement concernant notre tireur fou. Il faut attendre la Loi, en l'occurrence divine tout en respectant la procédure judiciaire anglaise car notre pauvre ère, je le rappelle, est irlandais. Humanisme et barbarie vont s'affronter. Laisser vivre ou laisser mourir, il faut choisir et peu importe le choix appliqué, il en sera de la responsabilité de ce simili mini-tribunal populaire qui appliquera cette Loi qu'ils maudiront. On a donc bien là affaire à l'emprise mentale d'une Constitution nationale.
Se forcer d'appliquer des préceptes qui nous font souffrir, n'est-ce pas là une cruelle ironie et une maladive hypocrisie qui semble être occidental. Dura Lex est bien plus profond que ses frères et soeurs sortis à la même époque et offre des questionnements que les autres ne nous apportaient pas. Les réponses se trouveront dans nos ressentis et notre propre humanité. Au-delà de ça, et c'est sa deuxième force, Dura Lex tire beaucoup de son atmosphère qui tient du pur cauchemar éveillé. Entre drame et thriller, l'horreur psychologique s'installe, défigurant le visage des personnages à travers des plans à en tétaniser plus d'un. On m'aurait balancé devant ce film à 10 ans que j'aurais eu tout le mal du monde à m'endormir par la suite, hanté par les visions infernales de l'expression horrifiée de Edith révélant une Aleksandra Khokhlova proprement magistrale et totalement impliquée dans son rôle très fort. Les gros plans sur ses yeux ne risquent pas d'être oubliés de sitôt. Avec un noir et blanc crépusculaire et une bande son expérimentale (parfois un peu en décalage avec l'action malheureusement), cela amplifie le côté malsain et dérangé d'une histoire faite de désolation, de remords, le tout s'achevant dans un final inoubliable digne des grands films d'épouvante. Un bijou du cinéma soviétique qu'il serait impératif de remettre sur le devant de la scène.