En terrain miné
Erde questionne le spectateur sur la complexité de son environnement. Le film de Nikolaus Geyrhalter est un vertigineux témoignage de l’anthropocène, cette ère depuis laquelle l’activité humaine a...
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le 3 sept. 2019
Il y a un peu des paysages irakiens désolés filmés depuis un hélicoptère par Werner Herzog en 1992 (Leçons de ténèbres) dans ce film hypnotisant de Nikolaus Geyrhalter. Si l'on excepte le dernier des 8 segments que compte Earth, le documentaire est entièrement consacré à la transformation du paysage à grande échelle par l'homme, dans des mines et autres sites d'exploitation remuant des millions de tonnes de terre par jour, avec une alternance extrêmement bien équilibrée : d'une part des visions d'ensemble des chantiers, avec beaucoup de prises de vues aériennes par drone (plus abordable qu'un hélicoptère, on ne peut s'empêcher de se demander ce qu'en aurait fait Herzog...) qui capte le ballet incessant des énormes machines sur des terrains toujours différents, et d'autre part des témoignages recueillis directement auprès des ouvriers, face caméra, très posément, éclairant des états d'esprit et des rapports aux métiers tout aussi variés, souvent fiers de leur métier et conscients des conséquences. Le procédé est surprenant de la part de Geyrhalter, l'auteur de monolithes invariablement muets comme le stupéfiant Homo Sapiens, mais il s'avère vraiment payant.
Californie, Autriche, Italie, Hongrie, Espagne, Allemagne, Canada. On rase une montagne pour en faire une future petite ville californienne, on en creuse une autre pour créer un tunnel, on extraie différents minerais pour l'industrie du bâtiment ou de l'électronique, on taille d'immenses blocs de marbre dans la roche mère, on garnit le sol d'explosifs quand la terre se fait trop réticente, on réalise que le stockage des déchets nucléaires n'est pas aussi simple que ce qu'on pensait il y a encore quelques décennies. Toutes ces opérations, que la plupart des êtres humains aura tôt fait de qualifier de "nécessaires" ("it's human nature", dira l'une des personnes sur le chantier américain de San Fernando Valley où l'on déplace littéralement des montagnes), occasionnent des déplacements de terre dans des volumes proprement hallucinants et sous des modalités d'excavation incroyablement diversifiées. Toute la gamme de bulldozers y passe, avec les hommes à l'intérieur largement malmenés par la machine : l'un d'entre eux dira d'ailleurs qu'il s'agit d'un combat contre la planète, qu'elle résiste quand on la pille, mais que quoi qu'il en soit, c'est l'homme qui aura le dernier mot puisque "If all else fails, there’s always dynamite. We always win." À titre personnel, je reçois ces paroles comme certains reçoivent les images abominables diffusées par L214 dans certains abattoirs, comme si on était aux portes de l'enfer.
Certaines choses ne peuvent pas être conscientisées tant qu'on ne les a pas vraiment vues, et il y a une image (parmi beaucoup d'autres) dans Earth qui semble venir d'une autre planète. Sur un chantier de Gyöngyös en Hongrie, au milieu d'une gigantesque exploitation, elle est là, tout droit sortie d'un film de science-fiction dystopique. Une machine de la taille d'un immeuble de 16 étages (et encore, ce n'est que la hauteur, elle s'étend en longueur sur une distance encore plus grande) creuse la terre, tonne par tonne, tandis qu'un tapis roulant long de plusieurs centaines de mètres achemine les restes plus loin. On prend la terre et la roche, on la broie, on en extraie quelque matériau, et on la rejette en tas à côté. On transforme une montagne vivante avec ses innombrables strates géologiques en un tas de graviers par l'entreprise d'une machine monstrueuse entre autres par ses dimensions inimaginables. Rarement une image documentaire aura été aussi angoissante, symbole gargantuesque de destruction.
À côté de ça, on apprend que la modification des eaux souterraines et les grands barrages à travers la planète ont un effet direct sur l'axe de rotation de la Terre (modification de la précession) ainsi que sur sa vitesse de rotation. Mais bon, "what's the alternative?". À Carrare en Italie, on extraie des blocs de marbre de plusieurs centaines de tonnes, parfois à plusieurs bulldozers (et je laisse imaginer la taille des engins) : ce qui prenait plusieurs jours à la fin du XXe siècle se fait désormais en une heure. Le corolaire étant que les paysages se transforment à une vitesse impressionnante. Les images sont sublimes ici, un lieu hautement photogénique que Yuri Ancarani avait déjà capturé dans son magnifique court-métrage intitulé Il Capo en 2010, davantage orienté sur le chef-d’orchestre guidant les machines. À cette vitesse-là, d'ici quelques centaines d'années, il n'y aura plus rien affirme un opérateur, avant de rajouter "mais bon, on ira sans doute sur la Lune ou sur Mars pour exploiter les ressources là-bas". De la science-fiction, encore une fois.
La toute dernière partie de Earth est la plus faible, la plus maladroite, la plus anecdotique. Le geste est louable mais l'effet est raté : Nikolaus Geyrhalter entendait donner la parole à des habitants de la région de Fort McKay au Canada, vivant près d'un cours d'eau pollué par les sites d'extraction de pétrole et de gaz de schiste, montrant au passage d'anciennes industries abandonnées avec engins de chantiers laissés là, en décomposition au milieu d'une forêt reprenant ses droits, et des bâtiments en ruines garnis d'amiante. Dommage de laisser retomber ainsi la tension à l'occasion d'une séquence aussi faible et aussi inférieure en termes esthétiques.
Mais tout le reste est gravé sur la rétine, aucun doute là-dessus. L'échelle à laquelle l'exploitation et la destruction s'opèrent donne au documentaire des airs post-apocalyptiques sans pour autant verser dans l'accusation facile, notamment grâce aux échanges avec les intervenants sur les différents sites. De par l'ampleur des événements retranscrits, Geyrhalter confère à ses images un parfum d'inéluctabilité incroyablement intense, un sentiment rarement éprouvé ailleurs.
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Créée
le 18 déc. 2023
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