Après Claire Simon qui avait installé sa caméra l’année passée Gare du Nord pour une fiction vibrante, celle-ci devient à nouveau le premier décor d’un film, celui de Robin Campillo, dont la précédente réalisation pour le cinéma, Les Revenants, date d’une décennie, même s’il s’est beaucoup consacré à l’écriture de scénario pour son collègue Laurent Cantet (Entre les murs, Vers le Sud, L’Emploi du temps). Filmée en contre-plongée, la plus grande gare européenne, lieu fascinant de passage, mais surtout de juxtaposition de populations disparates, la plupart nomades, quelques-unes sédentaires, sert ainsi de premier tableau, quasi documentaire, à Eastern Boys, où on assiste au ballet fourmillant des voyageurs, d’une bande de jeunes gens qui semblent zoner et repérer, des patrouilles de police. C’est dans ce tumulte qu’apparait Daniel, costume sombre, qui s’attarde dans la hall de la station, repère Marek, un des membres de la bande venue d’Europe de l’Est, qui vend son corps avec lequel il convient d’un rendez-vous chez lui, Porte de Montreuil, pour le lendemain.

Situé dans les derniers étages d’une tour, contemporain et dépouillé, l’appartement de Daniel devient le deuxième décor principal du film, lieu claustrophobe du piège qui se referme sur lui. La trinité des lieux se clôturera par un hôtel et, pour respecter la découverte d’un film qui se présente aussi comme un thriller social, on ne dira pas davantage sur le développement de l’histoire, construite en cinq chapitres. Même si on reconnait la gare parisienne et que l’adresse de Daniel est explicitement citée, le film prétend cependant à un certain universalisme qui mettrait en présence des clandestins, des sans-papiers venus de pays en guerre ou n’offrant aucune perspective à leurs peuples d’un côté et des Occidentaux nantis et privilégiés de l’autre. Ainsi le film interroge-t-il notre regard sur l’autre diamétralement opposé, obéissant à d’autres règles où s’entrechoquent les notions de survie et d’honneur. En ce sens, il est foncièrement politique en examinant les rapports de domination (ici masculine) qui composent une société où l’apparente promiscuité n’est pas porteuse de meilleure entente. S’il prend en compte la dimension collective en attribuant à Daniel et Marek des fonctions archétypales, Eastern Boys n’omet cependant pas le destin singulier des deux hommes et éclaire du coup d’une lumière brute les questions de la prostitution, de l’homosexualité, de la solitude et des relations humaines qui se résument le plus souvent à des rapports de force et de puissance, où il est d’abord question d’asseoir une supériorité et une autorité envers le plus faible, le plus démuni.

La deuxième séquence contient en son cœur ces problématiques en plaçant Daniel dans une situation certes inversée, mais aussi paradoxale et complexe. Au cœur d’une violence tapie, prête à surgir et à engendrer un remake de Funny Games à Montreuil, le possédant regarde, sidéré et presque indifférent, une spoliation à laquelle il semble consentir, comme une rançon à payer, une bonne conscience achetée au pire moment. L’homosexualité de Daniel, dont on ignore comment il la vit, tout juste quelques photos témoignent d’un passé, - de la même manière, restera dans l’ombre le métier de Daniel -, n’est ici pas anodine dans la mesure où elle est susceptible de le placer dans une situation d’infériorité, faisant naitre la compassion pour plus mal loti en quelque sorte.

Architecturé à la perfection dans une mise en scène rigoureuse qui oppose la complexité des personnages à la ligne claire de décors froids et impersonnels, dominés par les nuances de gris et de bleu, Eastern Boys parvient à concentrer les enjeux d’un monde contemporain sans frontières terrestres substituées par les barrières sociales, y compris au sein d’un même territoire, comme une gare en est l’exemple exacerbé. Sur ce fumier qui s’étend, il n’est pas tout à fait inenvisageable que de belles fleurs poussent, qui auraient comme noms tolérance et attention désintéressée à l’autre. Jamais simplificateur et encore moins manichéen, Robin Campillo pose un regard acéré et humaniste sur la société qui l’entoure, parvenant à y puiser une force tellurique qui nous embarque sans faillir pendant deux heures. Mieux, nous secoue et ébranle justement notre condition de spectateur et de citoyen.
PatrickBraganti
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le 4 avr. 2014

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