On a parlé d'Eden comme le film sur la "french touch", ce qu'il n'est évidemment pas. Si par son personnage, le film aborde le sujet du Garage, cette branche de l'electro naissante dans les années 90, Eden est avant tout le cadeau d'une soeur (Mia Hansen-Love) à son frère (Sven Hansen-Love), ange déchu de cette époque dont elle retrace l'histoire, de l'ascension à la descente.
Le personnage de Sven (le nom du frère, qui s'appelle Paul dans le film), jeune DJ idéaliste et rêveur interprété par Felix de Givry, acteur inconnu (ce qui renforce l'authenticité et la fraîcheur du film) nous présente un univers dans lequel il est plongé presque malgré lui, la musique l'emportant avec la spontanéité et l'enthousiasme d'une génération incapable d'en anticiper les excès et les conséquences néfastes. Le film nous offre une vision peut être mal connue de cette musique : les premiers DJ ont 18 ans en 1990 ( les Daft punk sont des petits jeunes timides et refoulés en soirée), passionnés de musique, ils veulent avant tout réunir les gens autour d'eux pour les faire danser. Sans idéalisme et sans condescendance grâce au prisme du jeune héros, le film met en scène les premières rave (loin du côté glauque montré plus tard), les premières soirées dans les boîtes parisiennes, et comment cette petite scène, composée à la base d'amis idéalistes et créatifs finit par s'élargir pour réunir des centaines de personnes en boîte. Les travers de l'époque sont montrés sans jugement, comme le début des addictions aux drogues et la fascination presqu'excessive pour la culture des Etats unis (habilement montrée par la scène d'une projection d'un mauvais film de Verhoeven et l'engouement qu'il suscite). Felix de Givry se jette la tête la première dans ce mouvement avec un jeu plein de retenue et de pudeur qui font ressortir la simplicité du personnage, le rendant résolument attachant. Ces traits ne font que renforcer l'intensité de la seconde partie, qui s'attache à montrer la descente du héros : Eden, petit fanzine inconnu rédigé par des passionnés d'electro dans les années 90 devient, dans les années 2000, le paradis perdu. Après des années d'insouciance et d'amusement, sans considération pour les enjeux pratiques de la vie, le petit cénacle d'amis va se heurter à la réalité aussi fort qu'elle avait tenté de s'y dérober : notre héros, qui refuse de se renouveler et d'adapter sa musique aux réalités (la scène où le patron de boîte lui demande de mixer du David Guetta est parlante), se réveille progressivement avec une addiction à la cocaïne et des problèmes d'argent au fur et à mesure que son succès décroit.
Apparait alors la profondeur du film qui dénote avec le caractère faussement anecdotique du film : le héros n'est pas un petit DJ du dimanche mais un être viscéralement attaché à sa passion qu'il doit pourtant se résoudre à oublier sous peine de risquer sa vie. Les errances du héros à la banque ou dans le bureau d'une agence immobilière sont doucement déchirantes ; après avoir vécu une histoire d'amour aussi destructrice, notre héros doit se résoudre à vivre normalement, à faire le deuil d'une époque qui commence à s'enterrer. Les mains dans les poches, le visage légèrement grossi par l'arrêt de la cocaïne, le voilà dans son éternel jean et sa dégaine d'adolescent malgré ses quarante ans (mais les anges n'ont pas d'âge!) tentant de renouer avec tous les ratés de son ancienne vie : ainsi le rendez-vous avec la femme de sa vie n'aura pas eu lieu, ni la vocation littéraire qu'il tente à nouveau d'embrasser en participant à un petit club de lecture, sans émoi, sans passion cette fois ci. Car la vie "normale" dont il a été privé, n'exige-t-elle pas, justement, de se préserver de ses propres passions ? Heureusement, Felix de Givry fait un pied-de-nez à cette morale austère car le personnage qu'il interprète s'est accordée une nouvelle vie : il vient de co-signer le scénario du film. Et heureusement, c'est sur la poésie, et non le vide, que s'achève le film.
La scène emblématique du film réside sûrement dans celle où le héros, nouvellement sobre et affranchi de la musique, est dans une nouvelle boîte parisienne dont le décor, étroit et raffiné, tranche avec les soirées d'antan. Il aperçoit au loin une jeune DJ mixer devant son ordinateur la sublime ballade "Within" des Daft Punk. Mais la scène, qui hier était pleine à craquer, est résolument vide et notre héros contemple alors cet étrange décalque féminin. Sublime, rêveur et mélancolique, il est en proie au regret, au remords, ou peut être à une sérénité nouvelle. Ou bien s'interroge t'il simplement : pour qui, pourquoi cette jeune fille mixe t'elle? Et qu'ai-je fait de ma vie? La passion, la nostalgie et la mélancolie qui peuvent générer la création, la transformation et la renaissance, voilà les thèmes chers à Eden.
La bande-originale est évidemment grandiose puisqu'elle fait corps avec le film, qui nous fait découvrir le Garage, cette musique éphémère enfermée dans la nostalgie et qui n'a jamais souhaité se renouveler, cette musique à la fois moderne et ancienne, qui puise dans le gospel ou la soul qu'elle mélange aux machines ; ce mélange du chaud et du froid pour reprendre l'expression employée par le héros.
On finira la critique par cette très belle relation frère-soeur que le film montre, à la fois dans le film, hors caméra et derrière la caméra. La démarche est touchante : Mia Hansen-Love souhaite raconter une histoire qu'elle n'a vécu que de façon indirecte, celle de la génération "French touch" et celle de son frère. Pendant que son frère se dérobe du foyer qu'il s'empresse de fuir pour s'adonner à sa passion dans la nuit parisienne, la petite Mia, studieuse sur la nappe de la cuisine ou dans un coin de la chambre, imagine les errances fraternelles. Le vide du frère, la distance les séparant créé en elle cette passion et cette obsession pour une génération qui n'est pas la sienne. Elle veut restituer un héritage mais également retrouver son frère. Quelques dix ans plus tard, elle transforme ce frère imaginée en frère existant : Sven Hansen-Love, qui n'était sensé avoir qu'un rôle de témoin pour la construction du film, a fini par rejoindre sa soeur derrière la caméra pour en co-écrire le scénario. Eden, c'est aussi un film qui rend hommage à toutes ces petites soeurs qui ont assisté de très loin à l'adolescence de leurs frères et qui malgré tout ont tenté d'en extraire l'essence.