Soyez en sûrs, Eephus fait l’éloge du baseball. Ce film résume son cadre spatio-temporel au terrain sur lequel se joue le match entre deux équipes : les Riverdogs et les Adlers’Paint. Si le terrain est le chronotope de cette œuvre cinématographique, c’est parce que le baseball est au cœur du film. Il semble que ce lieu constitue le point de ralliement entre joueurs et spectateurs (jeunes, vieux, amateurs et chevronnés). Aussi, il apparaît que le baseball est avant tout une discipline qui encourage la cohésion entre ses membres, autour d’un terrain qui relie chaque  joueur dans une pratique sportive religieuse et intemporelle. En quoi cette pratique sportive est-elle présentée par Carlson Lund comme une religion fraternelle d’apparence superficielle mais profonde, frivole mais sérieuse, légère mais gravement existentielle ? Après avoir vu l’aspect fraternel et religieux revêtu par le baseball dans ce film, nous constaterons que, de prime abord, cette religion peut sembler bien légère. Nous découvrirons cependant qu’en dépit de la dimension ludique de ce sport collectif, il existe une réelle profondeur dans cette discipline édifiante qui nous apprend à vivre. 


   1- Le baseball : entre fraternité et religion (& jeu et travail) 


Le baseball est un sport collectif, et sa mise en scène dans Eephus souligne la cohesion plus que toute autre valeur Qu’il s’agisse des sobriquets comiques entre les joueurs, des blagues lancées laconiquement sur le banc ou des accrochages entre les deux équipes, il semblerait que le scénario cherche à surligner ce lien invisible qui réunit les joueurs des deux équipes. Par ailleurs, peu importe leurs niveaux, tous lesjoueurs participent au jeu, s’amusent et semblent ainsi se détacher d’un quotidien oppressant de labeur et d’impératifs : le baseball apparaît tel un divertissement Pascalien. Mais s’ils peuvent exercer cette pratique sportive, c’est avant tout grâce au terrain ; microcosme autarcique qui semble défier les lois de la physique : la nuit tombée, les joueurs continuent malgré tout à disputer leur match, ce qui rend possible par la même occasion une solidification du lien qui les unit. Cette union est littéralement renforcée par l’improvisation d’un système d’éclairage (auquel chaque joueur participe) précaire mais collectif. Chaque voiture est placée autour du terrain afin d’éclairer ce dernier à la façon d’une icône qui nous réunit. C’est l’âme du terrain, l’âme du baseball. Dans la pénombre, les véhicules se confondent pour ne laisser visibles que les joueurs dans un clair-obscur partiel, qui ne permet plus non plus de distinguer les couleurs de chaque équipe. Vous voyez la métaphore arriver ? Exactement. C’est lorsque la nuit tombe qu’apparaît en surbrillance ce lien religieux (“religare” en latin) au beau milieu du terrain, la où chacun se confond et où la rivalité disparaît, car le but est collectif : ce n’est pas tant de remporter la victoire que de jouer. Voilà peut être un enseignement qui serait bon à tirer de ce film, et qui d’autant plus n’est pas applicable qu’à la pratique sportive… Amorçons une réflexion sur le jeu et le travail, pour s’attarder sur le lien créé par le jeu. Dans ce film, la relation entre ces deux notions est transcendante : si vous ne l’avez par remarqué, alors je suis au regret de vous annoncer que vous avez dormi pendant 98 minutes. (J’espère que la sieste était bonne !) Plus sérieusement, Eephus raconte l’histoire d’une école qui va être construite sur un terrain de baseball. Si la succession du travail au jeu peut évoquer l’évolution sociétale de l’homme, ce qui nous est donné à voir réhabilite ces deux pratiques ! Si l’homme joue enfant et travaille adulte, Carlson Lund nous parle d’adultes qui jouent, et qui laisseront leur place à des enfants qui travaillent. De ce fait, il réhabilite à travers ce long-métrage la pratique ludique pour tous.Cependant, nous n’assistons pas directement à la destruction du terrain ou à la construction de l’école (l’avènement du travail sur le jeu) ; il ne semble pas que ce soit ce que Carlson Lund recherche. Eephus, c’est aussi les liens créés par le jeu, le sport (ici, celui du baseball). Dans les gradins, toutes les tranches d’âge sont représentées et bien que la majorité des spectateurs ne soit pas spécialiste du baseball (moi non plus, d’ailleurs), celle-ci se retrouve happée par cette émulation collective qu’est le match. De cela il résulte que la pratique du baseball assure une continuité dans les biens sociaux, mais aussi dans le temps. La temporalité, mise en image par la journée qui passe, est marquée par un fil conducteur ; le baseball. De l’aube au crépuscule, on retrouve des citations de joueurs historiques qui scandent le récit ; alors qu’il n’avait aucune importance, le match s’inscrit dans une dimension historique, elle-même assurée par le vieil homme qui consigne chaque partie avec une précision pour le moins chirurgicale.Mais toute bonne chose a une fin, demain l’avènement de l’éducation sur le divertissement…   


2- Le baseball, une religion légère et frivole…


 Si le baseball apparaît comme une pratique légère pour certains (on entend des enfants dédaigner dans les gradins la futilité du baseball amateur), elle est considérée comme sérieuse pour d’autres (le vieillard consciencieux). Quid de la gravité de ce sport ? Nous pouvons affirmer avec sûreté que si elle est religieuse, cette pratique ne fait pas le poids face aux religions traditionnelles. À ce propos, le chef d’équipe des Riverdogs est réquisitionné par son père qui arrive dans une voiture luxueuse en plein milieu du match comme une éminence du monde sérieux dans ce microcosme léger. Bien que la capitaine des rouges se soit attaché au match, il quitte ce dernier pour aller avec son père assister au mariage de sa nièce : signe que la religion du baseball n’a pas la même importance que la religion chrétienne. La légèreté du baseball et de ce match est mise en exergue lorsque l’arbitre décide de rentrer chez lui lorsqu’il commence à faire nuit, alors que le match n’est pas encore terminé. « De toute façon, fini ou pas ce match amateur ne sert à rien » clame-t-il. À maintes reprises, des joueurs doivent rentrer chez eux, se rétractent, où, disent-ils, « ma femme et mes enfants m’attendent. » Si la religion du baseball crée des liens fraternels et amicaux, ceux-ci ne seront jamais plus fort que les liens du monde extérieur : le travail, la famille, la religion traditionnelle… Le retour au monde réel, à un quotidien oppressant de labeur et d’impératifs est inévitable. Le divertissement Pascalien n’est que temporaire. Le microcosme n‘est pas imperméable, et nous savons qu’il sera submergé bientôt par le monde du travail, par cette vague du monde qui comble chaque interstice comme on recouvrirait l’Atlantide. Demain matin, le terrain sera remplacé par l’école. 


   3- En rester au jeu ? Qu’est-ce qu’Eephus ?


 Soyons clair sur un point : pour les joueurs, cette pratique n’a rien de frivole. Si c’était le cas, pourquoi continuer à jouerjusqu’au dernier moment, jusqu’à la tombée de la nuit ? Pourquoi disputer un n-ième match d’amateurs dont personne ne se souviendra au beau milieu d’une campagne de Nouvelle-Angleterre ? Une citation a marqué mon camarade : lors d’une conversation que l’on surprend sur le banc on entend dire « Le Terrain nous parle ». À la façon d’une puissance divine et imperceptible, le Terrain semble s’adresser directement aux membres des deux équipes. Ce qui se passe autour de ce terrain devient alors édifiant, et c’est la métaphysique qui importe à travers ce match. Lorsqu’à la fin du jour, un joueur conseille son coéquipier, il lui lâche ses paroles qui résonnent, non pas dans l’air, mais dans les esprits : « L’esprit domine la matière ». Cette loi, énoncée au présent de vérité générale,accentue la scission entre le monde et le microcosme du terrain, que les joueurs peuvent agencer comme il le souhaitent. Ainsi, l’importance que les personnages accordentà ce match amateur peut surprendre, et étonne effectivement les spectateurs dans la salle de cinéma, moi le premier. En effet, soyons clair et honnête, disons franchement le mot : il ne se passe pas grand-chose dans ce film. Le rythme est long. Les plans sont longs. La partie n’est pas épique et le réalisateur ne propose pas de suspense quant au vainqueur. « C’est peut être pour ça qu'on n'y parle pas de home run : un home run est un exploit, une performance exceptionnelle, une manière de dépasser la montre.L’inverse du film, qui assume dès ses premières minutes qu'il ne s'y passera pas grand-chose. C'est sa force mais aussi sa limite : il ne progresse volontairement pas dans son propos, en reste au stade de la photographie d'un moment plutôt que de son exploration. Le film est une invitation à prendre le temps, à former d’autres liens, d’autres façons d’être ensemble. » expliquait une critique.  Si le film nous énerve cependant, c’est peut-être aussi car il nous renvoie à la vacuité de notre propre existence. Ce que semble suggérer Carson Lund en donnant à voir la déchéance d’un monde, c’est aussi notre propre finitude. « On attend que quelque chose se passe ! » rapportais-je à mon camarade avec insistance lors d’une discussion mouvementée. Peut être la farce d’Eephus est-elle là : à la manière de la trajectoire dont il est éponyme, ce film est lent, et nous déstabilise par sa lenteur.Un eephus, c'est un tir anormalement lent, au point de provoquer la surprise. Ce n’est qu’après être passée que la balle suscite des réactions ; ce n’est qu’une fois terminé que le film nous interroge. Et on comprend, un peu plus tard, que ce qui se jouait devant nous n’était rien d’autre que l’ascension du rocher de Sisyphe. C’était le trajet qui était crucial, pas la destination. Mais à l’image de l’Eephus, on le comprend un peu tard et déjà on veut revoir l’ascension de ce rocher, re-visionner le film pour mieux l’apprécier. Albert Camus, dans son essai Le mythe de Sisyphe (1942) écrit qu’ « il faut imaginer Sisyphe heureux » : c’est ce que réussi brillamment Carlson Lund, en contant l’histoire d’un Sysiphe heureux mais qui n’est pas condamné à gravir seul cette montagne. Morale de l’histoire ? Si c’est le trajet qui compte et non pas la destination, le plus important reste ceux qui nous accompagnent tout au long du trajet.


Bonus :

« Le portrait ambivalent du baseball que Carlson Lund esquisse dans ce long-métrage dresse le paradoxe d’unepratique à la fois légère ete profonde, religieuse et ambiguë.Cela rappelle la manière dont Milan Kundera questionne l’ambiguitë entre légèreté et profondeur dans l’Insoutenable Légèreté de l’Être. Cependant, Lund dépasse de débat et fait le pari assumé d’une pesanteur légère. »



« S'il avait été français, le film se serait fini sur l'organisation d'une action collective avec implication des syndicats locaux pour sauver le stade, barbecue et CGTistes. Au lieu de quoi ici, chacun remonte dans sa voiture, retombe dans le silence, quitte solitairement les lieux. Je ne connais toujours pas grand-chose au baseball, mais j'ai compris ce que voulait dire "eephus". »

sachax
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le 9 juin 2024

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