Du point de vue d'un chat, à quoi ressemble notre vie ? Sans doute à une agitation bien vaine. Et même si le félin a de quoi s'attarder sur les jeux frivoles et les courses poursuites avec son ombre, il est conscient que l'existence se déguste également dans la paresse et le sommeil. Bref, quand il observe depuis le sol de son confortable appartement sa maîtresse se faire agresser puis brutalement violée, il n'y voit qu'une succession de mouvements chaotiques et incomplets, c'est tout juste si le spectacle est captivant puisqu'il ne varie pas beaucoup. Elle attrape une nappe, de la vaisselle se brise. Elle gueule, ça casse les oreilles encore plus. Non, non... Isabelle Huppert l'a bien méritée, et d'ailleurs pour se venger, le matou n’hésitera pas plus tard à lui sauter dessus alors qu'elle croit rentrer tranquille chez elle - ambiance film d'horreur, on lui fera un jumpscare référence. Parce qu'après tout, c'est sa faute à elle si les repas ont toujours la même saveur et que les jours de la semaines sont si vides. Vides...


Si le chat a autant d'importance dans le film, c'est aussi parce qu'il en a encore plus dans le roman, et clairement, lancer le film sur son regard était la meilleure introduction possible. Que les personnes qui prennent au premier degré cette satyre incroyablement poussée et violente du monde moderne - mais surtout du cinéma français -, que ces gens là revoient le film à hauteur de chat, c'est à dire avec le cynisme prononcé et le petit regard amusé-indifférent qui leur est propre, tout en étant haut comme trois pomme. Parce qu'avant tout, Elle est un film amoral, et lire partout que Verhoeven signe une fable misogyne (qui se voudrait en plus réaliste !!), cela tourne à l'aberration, de la même manière que l'on faisait un procès à Dumont pour se moquer des gens du Nord... Ne pas prendre le film dans le mauvais angle, voilà déjà une bonne chose de faite.


Une fois à hauteur de chat, observons ce qui se passe après l'événement traumatique du début : la suite du film est globalement très fidèle à "Oh...", le roman d'origine, elle présente tout une panoplie de personnages avec un style acerbe et direct qui n'aura pas manqué de choquer certains spectateurs (les hommes descendent vite leur pantalon, les femmes se jettent des horreurs au visage). La seule personne gravitant autour d'Isabelle Huppert qui soit à peu près sympathique, c'est le voisin. Après tout, sa femme est beaucoup trop propre sur elle et croyante pour être quelqu'un de bien, donc, de façon assez naturelle, le spectateur comme Isabelle est amené à baisser sa garde jusqu'à mieux connaître le petit filou de trader. Sur le papier, la relation entre les deux protagonistes était déjà légèrement prévisible, au cinéma, c'est presque pire, d'où cette drôle d'impression d'assister à un déroulé plus logique qu’implacable, et de sentir à rebours à quel point Verhoeven joue au chat et à la souris avec la résolution, sans jamais vraiment la prendre au sérieux. Puisqu'au final, il est là pour se moquer - avec une certaine passion - du thriller à la française, où les personnages sont sentis à des kilomètres, l'intrigue en elle-même n'a vraiment aucune importance. De ce fait, l'intérêt principal de ce Elle est dans le JEU. Donc, chats de tous les rangs sociaux et de tous les domaines de France, arrêtez de prendre cet air sérieux au cinéma et amusez-vous !


Le jeu avec ses codes de mises en scène par exemple, lorsque soudain le cadreur débarque dans la pièce où se produit le drame, comme dans un reportage France 3, alors même que le film avait une rigueur toute posée jusque là. Le jeu d'acteurs aussi, avec une Isabelle Huppert qui parvient à se renouveler, alors même que son rôle caricature toutes les bourgeoises faussement frigides de sa carrière (séquences La pianiste au rendez-vous). Elle a une tchatche, un rythme et une voix inédite, qu'elle garde tout le long comme une obligation verbeuse, elle semble coller tellement bien au personnage qu'elle finit par se laisser la liberté d'expérimenter. Quand elle raconte que Verhoeven ne lui donnait aucune indication mais qu'elle se sentait tout de même dirigée, on la revoit très bien s'engueuler avec son fils au parc juste avant de se détourner histoire de jeter les cendres de la mère ni vu ni connu. Le texte est là, elle le prend et elle en fait ce qu'elle veut, elle est ELLE. Laurent Laffite, qui a du bagou pour une fois, et surtout une sensualité limite ultra caricaturale, entretient un faux mystère que l'on aura tout de suite élucidé sitôt que son nom apparaîtra en deuxième place au pré-générique. Oui, puisque son nom est là, juste après celui de la star, on imagine qu'il prendra un grand rôle dans l'histoire, et surprise... c'est le cas. Les personnages secondaires, autant les relous (la copine du fils), que les sympathiques (l'ex) sont autant de figures avec qui Isabelle tente de jongler sans se brûler les mains, mais c'est toute l'hypocrisie, tout le mensonge et la vanité qu'elle finit par déceler chez eux, avant de finalement les accepter, tous à leur façon.
Au delà de ces liens impossibles qui finissent par se nouer, le coup de génie de "Oh" est bien qu'elle finit par découvrir une nature sexuelle qu'elle n'avait encore jamais explorée et d'aimer le monde sensoriel qu'elle y découvre. C'est là que le film devient bouleversant, dans le sens où il donne à voir et à sentir une profonde empathie pour une femme qui justement décide de contrer l'apparence et de rentrer dans le jeu. La séquence où elle s'amuse dans la cave alors que son fils est un étage au dessus n'est qu'une relecture plus risquée et parodique de la première scène, dont le sérieux était déjà invalidé par la présence du félin. Que faut-il de plus ?


N'oublions pas aussi le très beau thème musical du film, sorte de clin d’œil agréable au cinéma de genre, ainsi que la photographie soignée et attentive aux nuances de lumière, que l'on soit dans un appartement le soir (la tempête très absurde qui rappelle "Le Vent"), ou dans l'aspect clinique (l'accouchement, certainement la plus drôle et la plus cruelle scène de 2016 !).
Le reproche principal à faire au film serait la façon dont il traite l'histoire du père - et donc du passé de l’héroïne. C'est trop insistant pour que le film s'en débarrasse d'une telle façon, dans l'idéal, ne pas assister au reportage, mais seulement retrouver quelques photos auraient été plus approprié, tout se joue au dosage par rapport au roman qui est foisonnant.


Enfin, si vous n'êtes pas convaincus ou que vous préférez les films plus sérieux, la drôlerie de Verhoeven ainsi que sa grâce à faire vibrer les cœurs, ne sont pas pour vous, peut-être serez-vous plus emballé par la grandeur d'une actrice qui atteint toujours plus de beauté et de maturité de jeu avec l'âge, que se soit au théâtre ou au cinéma, et qui n'a jamais cessé de risquer sa peau devant le public.
Et si vous trouvez toujours le film profondément sexiste ou dégradant pour la femme, je vous renvoie à un autre film de Verhoeven, Black Book, où le rôle d'une actrice transforme la face d'un conflit armé. Vous verrez peut-être que Verhoeven ne se contente pas de tourner en absurde les rapports qu'on les femmes à la société, mais avant tout ceux que les Hommes ont avec le monde.


Alors spectateurs, sortez votre queue... (de chat !)


EDIT du 26 janvier 2017 : Le fait que le film soit multi-nominé aux Césars est carrément réconfortant, après, peut-être que beaucoup de spectateurs seront passés au travers du discours satyrique, mais ce n'est pas si grave que cela, l'essentiel est qu'il soit là, dans une fausse con-sensualité.

Narval
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le 16 juin 2016

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