Jeux d'été
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Dès le générique, ça part fort : filmé à ras du sol, une fleur malingre au premier plan, un homme s'éloigne sur un sentier. Les noms se déroulent, littéralement puisque le générique donne l'impression d'un rouleau. Göran se rend au cimetière (ou en repart ?). L'accueil n'y est pas chaleureux, les visages en gros plan expriment la méfiance, l'hostilité ou la stupeur, alors qu'un pasteur assène son discours moralisateur. Dieu punit toujours ceux qui s'éloignent du droit chemin. Que s'est-il passé ?
Göran (prononcer "Yoran"), son bac en poche, a bien gagné des vacances à la campagne chez son oncle, agriculteur. Notre jeune homme n'est point trop décidé à donner un coup de main, jusqu'à ce qu'il découvre la jolie Kirsten (prononcer "Tcheurtchine"), embauchée pour les travaux des champs. Coup de foudre. Evidemment ça change tout, voilà notre Göran qui vire au travailleur zélé. Il y prend d'ailleurs goût, même si c'est physiquement dur. Il rejoint un groupe d'étudiants qui montent une pièce de théâtre, auxquels l'oncle Persson donne sa grange, à retaper pour pouvoir ensuite s'y réunir, vu que le pasteur ferme ses salles à ces brebis égarées qui ne pensent qu'à s'amuser plutôt que d'aller à l'église...
L'emprise d'une société étriquée par la morale chrétienne sur une jeunesse avide de liberté, le sujet n'est pas nouveau. Dans les pas de son illustre compatriote Bergman, Arne Mattsson apporte sa pierre à l'édifice. Les splendides scènes de danse en pleine nature, sur un duo clarinette / accordéon, l'expriment assez bien (même si la post synchronisation du clarinettiste est grossièrement mal calée). Des couples se forment, mais juste le temps d'une danse : on ne va quand même pas plus loin.
Göran et Kristen vont aller plus loin. Tout le film nous conte le chemin parcouru par la jeune fille, qui commence par affirmer qu'elle a 14 ans. Avec Göran, la relation est enfantine, on se court après en riant, on se taquine innocemment et c'est à ses grand-parents que Kirsten présente d'abord son nouveau compagnon. Mais Sigrid, la fille de Persson vieillie prématurément, se méfie : elle sent comment les choses vont évoluer. Lorsque Göran montre ses talents de guitariste, le charme commence à opérer. La scène est filmée de loin, de la place qu'occupe Sigrid précisément, comme si celle-ci devinait ce qui se joue. Kirsten, qui a avoué ses 17 ans, accepte de chanter : c'est encore un être pur à la voix d'ange (même si - décidément ! - il y a un problème de pitch entre sa voix et la guitare... les deux sont justes mais pas "accordés" pareil).
Fort de sa stature d'homme de la ville et de bachelier, stature que lui confirme une prétendante très impressionnée, Göran se montre entreprenant. Mais Kirsten est farouche, lucidement très inquiète de sa réputation. Elle n'accepte de danser qu'avec réticence et, lorsque Göran tente de l'embrasser, s'enfuit avant d'imposer à son amoureux un long silence. Bien sûr, elle va finir par craquer. La relation se fait même sensuelle lorsque, au cours d'un violent orage, les deux se réunissent dans une grange, où Göran lui caresse la poitrine. Mais ils sont surpris, et Kirsten est éloignée de force. Son prétendant la retrouve, suggère de se baigner. "Tu fais partie de moi, tu me fais perdre toute pudeur" lui lance-t-elle en substance.
Ce qui va nous valoir la scène qui fit scandale dans la puritaine Suède en... 1952 quand même, et qui empêcha sa sortie aux Etats-Unis jusqu'en 1955 : les deux se baignent en tenue d'Eve dans un étang. Ils ont retrouvé l'Eden, ce paradis d'avant la chute, avant que l'Adam s'aperçoive qu'il est nu et en éprouve de la honte. Juste après, une étreinte au milieu des hautes herbes (le truc qui n'existe qu'au cinéma car ce doit être très inconfortable non, ça pique ?). Mattsson capte la scène en plan rapproché, sur la poitrine d'Ulla Jacobsson. Cet été, le seul où Kirsten dansa, la fit passer directement de l'enfant à la femme.
Le genre de parcours qui déplaît à Dieu : la justice divine va donc s'abattre sur cette dévoyée. Et, puisque le pasteur est son serviteur, c'est sa conduite folle qui va mettre la moto de Göran dans le ravin. La scène avait été finement amenée un peu plus tôt, lorsque Persson, conduisant une charrette pleine de foin, avait été renversé par le même pasteur fou du volant. Une punition divine puisque l'oncle regardait toute cette jeunesse avec un peu trop de bienveillance, incitant même sa Sigrid à s'y joindre. Le dieu vengeur l'envoie à l'hôpital : belle scène où Göran se tient à côté d'une poulie destinée à suspendre sa jambe cassée.
Notre méchant pasteur dispose pour imposer sa loi punitive d'un adjoint en la personne de Torsten, un simple d'esprit. Mattsson le filme souvent en contreplongée et/ou en gros plan pour le rendre effrayant, accentuant cet effet par un motif un peu agaçant joué par une flûte. C'est lui qui va mettre le feu à la grange que la bande de jeunes avait patiemment retapée. Torsten incarne nettement la figure du diable, associé dans le film à la religion oppressive.
Si Kirsten a fait un chemin considérable durant son dernier été, Göran aussi a évolué : l'été achevé, il est prêt à prendre en charge une ferme, bien que son oncle l'en ait dissuadé. Et, bien sûr, il veut épouser sa belle. Tel Roméo épris de Juliette, il affronte son clan, son père et ses amis qui réagissent, le premier avec dureté, les seconds avec ironie. Qu'importe, il retourne la retrouver, alors que Sigrid lui fait bien comprendre que son attitude l'a mise au ban du village. Très belle scène à la foire : un gamin nous guide vers un stand de tir, laissant des couples dansant à sa gauche. C'est en fermant les deux yeux, en s'abandonnant donc totalement, que Kirsten met dans le mille et gagne un petit chien en peluche. Mattsson nous rappelle qu'elle est "encore une enfant", à l'unisson du sermon moralisateur du père de Göran. Les deux dansent ensuite, pleinement heureux, avant de se voir fauchés juchés sur une moto.
Pour conclure, le film reprend exactement la scène du début : une idée assez audacieuse, qui fonctionne magnifiquement. Alors que Göran, fou de douleur, s'en est reparti, le cinéaste ajoute une scène au cimetière : un discours d'adieu de Persson, rendant hommage à la pureté de l'amour que Kirsten éprouvait pour Göran, et s'opposant au laïus culpabilisant du pasteur. Celui-ci se tient juste à côté, de profil, la scène est très forte. Le film s'achève sur Göran pleurant au bord des roseaux, souvenir de cet Eden effleuré un court instant. La caméra recule lentement, les roseaux envahissant l'écran.
Ce mélo très convenu dans son propos serait anecdotique n'était la puissance formelle d'Arne Mattsson. Visuellement, c'est souvent passionnant, tant par le cadrage que par le mouvement de la caméra. On pense à Bergman, mais aussi à Dreyer. Petit inventaire non exhaustif des perles que recèle le long-métrage.
La scène des jeunes qui encerclent l'auto du pasteur; la menace qu'il représente pour l'austère religieux. La prétendante, plantée par Göran qui s'est enfui avec Kirsten, apparaissant seule au milieu des danseurs, en plan large ; elle rejoint ensuite le clarinettiste très expressif qui, par ses mouvements de visage, nous fait comprendre qu'il est amoureux d'elle. Le visage dans l'eau de Göran, avant qu'il se relève et constate que sa Kirsten est en train de se faire embêter par un garçon - puis qu'il se batte pour sa belle. De nombreux panoramiques latéraux, qui partent d'un lieu et aboutissent à un visage en gros plan ; celui de Torsten souvent mais aussi celui de Persson, deux figures opposées dans la surveillance qui pèse sur le jeune couple. Le raccord d'une porte qui se ferme sur une porte qui s'ouvre. Les nombreux cadrages originaux (un poil forcés peut-être ?), souvent en légère contreplongée, montrant au premier plan un objet ou un élément de la nature. Bref, le cinéphile est quand même pas mal à la fête. Le propos eût-il été un peu subversif, on tenait là un grand film.
Ce qui gâche un peu le plaisir du cinéphile aussi, c'est la musique, omniprésente (on est presque dans le cinéma muet par moments !) et très illustrative. On a déjà évoqué le motif de flûte sur Torsten, on doit aussi regretter les violons très intrusifs qui dégoulinent de vibrato sur les scènes sentimentales. Un traitement de la musique d'une grande banalité, qui ne s'accorde pas du tout aux qualités plastiques du film. Certes, dans mélodrame il y a mélo, mais point trop n'en faut.
7,5
Créée
le 20 sept. 2023
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