L'enfant et le feu
Après le miraculeux biopic qu’était Jackie, Pablo Larrain revient avec Ema, une oeuvre difficile à empoigner mais dont la vitalité et la force de fascination l’emportent sur tout le reste. Après...
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le 27 août 2020
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Subjugué et envoûté par cette œuvre du cinéaste chilien, que je découvre par la même occasion, je regrette vraiment de l’avoir manqué en salles car une expérience aussi sensorielle m’aurait à coup sûr encore plus emporté sur grand écran.
Flirtant avec l’expérimental, sans jamais l’être à aucun moment, on peut analyser ce film à la lumière de la psychanalyse tant les concepts qu’il porte en lui semblent être riches de sens avec l'aide de cette science. Ainsi, le film peut dans un premier temps se voir comme un catalyseur de pulsions qui montre à la lumière du jour les fantasmes enfouis les plus malsains, à la manière du ça freudien inconscient qui aurait été révélé au grand jour, dans cette quête de liberté sexuelle qui anime les personnages du film. Peu de films osent parler de sexe et de fantasmes en tous genres de manière aussi frontale sans être ridicules et Ema y parvient pourtant à chaque fois, grâce au naturel de ses acteurs et au réalisme de ses dialogues. D’ailleurs, les corps nus ne sont montrés que très tardivement dans le film, mais l’érotisme ambiant aura démarré bien avant, par le biais des phrases prononcées par les protagonistes et les jeux de drague qui s’opèrent, par la grâce des danseuses et de leurs silhouettes mouvantes également. En cela, on peut rapprocher l’oeuvre de Pablo Larrain du Persona de Bergman, dans sa manière d’extérioriser un inconscient gênant jusque-là très enfoui, même si la comparaison s’arrête là.
Par ailleurs, la citation du complexe oedipien, autre concept bien connu de la psychanalyse et de la philosophie, est très claire dès le début du film, avec cet enfant à la fois désiré au préalable, puis rejeté : l’inceste est cité en filigrane dans les dialogues même si jamais montré. Cette confusion des sentiments de la mère pour son fils et inversement a de fait conduit à l’effritement puis l’explosion des relations familiales. Le film aboutit progressivement, et dans un dernier tour de force fascinant, à un quadrilatère amoureux et parental original qui dérange tout autant qu’il fascine : finalement logique au regard de cet accouchement des pulsions mentionné plus tôt.
En dehors des concepts psychanalytiques qui aident à comprendre le film, Ema est doté d’une symbolique très riche. C’est pourquoi il est aisé de rapprocher cette oeuvre du cinéma de Gaspar Noé, à la fois visuellement, par la manière dont sont filmées les scènes de sexe et de danse, mais aussi par la palette de couleurs utilisées. Le rouge et le bleu vifs ressortent presque tout le temps au point de créer une chaleur visuelle étouffante, et placent le film dans le haut du panier des claques esthétiques de l’année 2020. La bande originale aussi rappelle celles qui accompagnent les œuvres de Noé : cette musique électronique entêtante et lancinante participe grandement à créer une ambiance quasiment mystique au film. Mais pour moi, Pablo Larrain réussit encore mieux à transmettre une symbolique, à la fois lourde de sens et peu bavarde, que son homologue sud-américain, ce qui rend l’analyse du film extrêmement intéressante et complexe.
A titre d’exemple, la thématique du feu, fil rouge (c’est le cas de le dire) du film, est porteuse d’un symbolisme multiple, tellement riche qu’il est impossible d’être exhaustif.
Ainsi, la flamme signifie dans un premier temps la destruction : destruction de la relation entre Ema et son époux. C’est en effet par le feu que l’enfant adopté Polo blesse la sœur d’Ema et met en péril le mariage déjà fragilisé, pour ne pas dire consumé, des deux parents adoptifs.
Mais la flamme représente aussi le désir, non amoureux ici, mais sexuel, tout du moins du point de vue d'Ema. Il est aisé de rapprocher la chaleur au sexe et la température monte progressivement dans le film aussi bien métaphoriquement qu’au sens propre : c’est à partir du moment où le personnage éponyme enflamme la voiture qu’elle met fin à son mariage, du moins symboliquement, et qu’elle va exprimer plus librement son envie d’autres corps.
La flamme, enfin, c’est la liberté. Car en effet, une flamme, lorsqu’elle se consume et consume, par la même, tout sur son passage, rien ne l’arrête. Les jeunes dépeints dans le film sont tous prisonniers quelque part et souhaitent échapper à leur condition : un mariage non souhaité, un type de musique qui ne convient pas aux danseuses. Ces deux éléments sont d’ailleurs tous deux représentés par le chorégraphe et mari toxique Gaston. L’acquisition du lance-flammes marque le début de l’émancipation pour Ema et ses amies. Mais en consumant tout ce qui gravite autour d’elle (Gaston et le couple Anibal/Raquel), elle se consume elle-même, se détruit intérieurement.
Difficile d’ailleurs de connaître réellement les intentions d’Ema, son personnage respire l’ambivalence et l’imprévisibilité : quand elle dit qu’elle veut faire le mal, il n’est pas facile de savoir si c’est ce qu’elle pense et si le mal qu’elle produit est vraiment intentionnel. Bien sûr qu’elle cherche à blesser et rendre jaloux son ex-mari, mais je reste persuadé que d’autres forces que la vengeance animent cette femme. Son côté pervers narcissique et manipulateur cache forcément quelque chose de plus profond, de plus enfoui, à coup sûr lié aux traumatismes que lui a fait vivre cet enfant comme elle le répète plusieurs fois. Le cheminement d’Ema vers son objectif final est planifié, balisé, prémédité. Mais tout ce qui se passe en dehors de l’exécution de ce plan ne l’est pas, et c’est cela qui fait de son personnage certes calculateur, quelqu’un de pathétiquement humain.
De la même manière que la flamme est porteuse de messages subliminaux, le rôle de la danse l’est tout autant. Elle aussi symbolise à sa manière la liberté, puisqu’un corps qui danse, c’est un corps qui n’est pas enchaîné. Mais l’analogie entre la danse et le sexe est aussi faite clairement, à la fois dans un dialogue qui assimile les performances scéniques aux performances sexuelles, mais également visuellement, dans une scène sublime d’érotisme où les deux se confondent. La danse et le sexe ne font plus qu’un : la liberté atteint son apogée.
On pourra reprocher au film la froideur de ses personnages, voire l’incapacité de ceux-ci à générer de l’empathie, tant ils agissent de manière détestable. Mais l'oeuvre joue justement sur cela, elle cherche sans cesse à déstabiliser son spectateur en cassant les codes habituels du drame. Le film ne cherche pas à émouvoir au sens noble du terme, mais il arrive toutefois à générer une fascination certaine mêlée au dégoût, qui parvient à transcender cette recherche de l’émotion brute chez le spectateur.
En bref, Ema est une expérience viscérale et magnétique, touchant souvent au sublime, et qui ne laisse en aucun cas indifférent. Véritable proposition de cinéma à l’opposé des films aseptisés qui prémâchent, voire digèrent à l’avance pour leurs publics les émotions qu’ils véhiculent et les intrigues qu’ils dessinent, cette œuvre de Pablo Larrain compte beaucoup plus sur la capacité du spectateur de se laisser entraîner dans son brasier incandescent. Par sa beauté visuelle envoûtante et charnelle, et pour peu qu’on se laisse porter par son scénario qui dresse le portrait d’une jeunesse désoeuvrée en quête de repères et de liberté, ce film fait clairement partie des plus belles œuvres cinématographiques de l’année 2020 et il serait dommage de passer à côté. Quand à moi, je vais m'empresser d'aller découvrir Jackie.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les plus belles claques esthétiques, Dancing Queen, Deux mille vins : ce n'est pas encore cette année que j'arrêterai de m'enivrer de cinéma. - Mes visionnages de 2020., Les meilleurs films de 2020 et Mon tour du monde cinématographique
Créée
le 11 nov. 2020
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