Emmanuelle
4.5
Emmanuelle

Film de Audrey Diwan (2024)

L’histoire de l’art se construit sur les ruptures : le canon des générations précédentes est un moule rigide à briser afin de surgir un cri de liberté qui chanterait les changements de l’époque. Mais à mesure que cette liberté s’épanche et pulvérise les derniers remparts à l’expression, d’autres voies doivent se tracer. La post-modernité remet en question les fondements du récit, interroge l’identité du personnage, déstabilise le récepteur par un effondrement des fondations, dans une fièvre expérimentale qui ne pourra qu’être éphémère. Parce que les invariants du récit et des symboles finiront toujours par ressurgir.


Il n’y a aujourd’hui, dans le monde occidental du moins, plus grand-chose à défricher sur les terres de l’interdit. Lorsque sortait Emmanuelle en 1974, le phénomène de société consistait à projeter sur les écrans accessibles à tous ce qui n’était disponible nulle part ailleurs. Pas de chaînes câblées, pas d’Internet, et ce guide exotique des plaisirs libertins à portée de regard.

Adapter Emmanuelle aujourd’hui passera forcément par un changement de cap. L’époque est à la relecture, et la période que nous traversons, loin de rompre avec les précédentes, consiste plutôt à les prolonger par un lent travail de déconstruction qui nous rendrait lucide sur les codes dans lesquels baignaient nos prédécesseurs, avant de tenter une réappropriation qui pourrait leur donner une seconde jeunesse.


Voilà tout le programme de cette Emmanuelle 2024, relu et réalisé par une femme, Audrey Diwan, dont on garde encore en mémoire la percutante adaptation d’Annie Ernaux dans L’Événement, associée à l’écriture à Rebecca Zlotowski, elle aussi très fine lorsqu’il s’agit de brosser le portrait de la femme contemporaine, notamment dans son dernier film en date, Les Enfants des autres. Emmanuelle, grâce au jeu intense de Noémie Merlant, sera un visage avant d’être un corps : un regard renvoyé dans un miroir, un regard panoramique sur l’environnement proche, les autres, et sur la distance infranchissable qui les en sépare.

Emmanuelle, dont on n’entendra d’ailleurs par le prénom, est une incarnation du regard, et concrétise en cela le programme du female gaze, qui pourrait renverser les codes du cinéma érotique canonique. Son métier, l’audit, interroge la satisfaction client, scrute les espaces et note les services, dans une réflexion désenchantée (et éculée) sur les ravages de la société capitaliste, et les conséquences qu’elle aura sur la nature même du désir. Un thème déjà abordé par le troublant Rien à foutre de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, et dont on nous livrerait ici la version Deluxe.


Car Audrey Diwan, dans son obsession de la relecture, ne se contente pas de faire de la femme son objet central, et de la frustration le fil rouge d’un parcours initiatique. L’exotisme lui-même est dénaturé par le lobby d’un hôtel international, la moiteur par la climatisation, et le male gaze par les selfies d’une femme à la recherche d’un autre regard que le sien.

En découle un récit qui patine, une imagerie qui enferme dans le glacis d’un porno chic, une mise en scène dont la précision contrôle les cadres plutôt qu’elle ne libère les corps. L’échec du film, qui semble pleinement assumé, consiste donc à décevoir les attentes, et substituer à la satisfaction du voyeurisme ou de l’explicite un objet froid et cérébral, attendu que cette cruauté envers le spectateur/ la spectatrice pourrait exacerber sa frustration et la faire entrer en communion avec la fébrilité croissante qu’expérimente la protagoniste.


Dissertatif et théorique, saturé de lumières artificielle, embourbé dans sa volonté de renouvellement, presque touchant lorsqu’il tente, avec une certaine maladresse, de convoquer les invariants qu’on exige de lui (la scène du glaçon), Emmanuelle lorgne du côté d’Eyes Wide Shut, fantasme un désir désincarné à la In the Mood for love, et regarde tristement se dérober ce après quoi il court. Il faudra passer par un relais pour enfin trouver un élan, dans une scène finale où celui qui a épuisé son désir se fait interprète pour l’autre, offerte à une langue étrangère que parle ce film qui semble ne pas vouloir être compris par le plus grand nombre.


Sergent_Pepper
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