En Guerre n’est pas un film. C’est sa force, et sa problématique. C’est sa réussite, et l’inconfort du spectateur.
En Guerre n’est pas un film, c’est une immersion. C’est le réel. C’est une œuvre dérangeante, particulièrement lorsqu’on la regarde à Cannes, entouré de pingouins en smoking, et que notre inquiétude consiste à savoir si on arrivera, à la sortie, à choper la file d’attente du film de fiction suivant.
Rarement, on aura ressenti autant d’ambivalence face au cours d'une projection. Rassemblons les reproches qu’on pourrait lui faire : c’est un film long, extrêmement répétitif, bruyant, qui hurle en continu et dans lequel tout le monde parle en même temps, qui se contente de filmer des réunions syndicales et ne se préoccupe presque pas de construire de réels personnages, qui irrite dans ses éléments de langage et les mouvements de masse continus, et nous donne envie de nous lever pour exiger que tout le monde, par pitié, se taise un peu.
Tous ces éléments, sans exception, sont à reprocher non pas au film, mais à la situation qu’il décrit. On serait excédé de la même façon face à un documentaire. De nombreuses séquences sont d’ailleurs présentées comme des extraits de JT, de BFM TV à France 2 dont les logos sur l’écran géant du Grand Théâtre Lumière étaient du plus curieux effet. A l’exception de quelques séquences musicales – très fortes par ailleurs, d’une belle âpreté et d’une tension très efficace- qui colorent d’une discrète portée cinématographique le projet, les séquences sont filmées caméra à l’épaule, souvent derrière un premier plan très flou, le point allant chercher presque à la dérobée les visages des personnages principaux, toujours au sein d’une masse, toujours dans une collectivité.
Stéphane Brizé a dû, indéniablement, fournir un travail gigantesque pour obtenir une telle authenticité. Il ne s’agit même pas de dire que Lindon est bon, il est Laurent, tout entier livré dans la bataille, jusqu’aux excès, jusqu’aux erreurs, jusqu’au point de non-retour. Toute cette écriture en gros blocs séquentiels extrêmement denses, toujours dotée d’une direction, d’un trajet, d’un propos aboutit paradoxalement à l’effacement de ses traces.
De ce fait, dans ces interminables discussions où l’on passe son temps à demander aux autres de laisser finir des phrases ou de laisser parler un interlocuteur, En guerre est un film de guerre du langage : de la parole qui déborde, qu’on distribue et qu’on interrompt, qu’on répète inlassablement, qu’on jugule aussi. Et la plus belle réussite du film est de donner corps à l’obscénité du cynisme des élites par leurs éléments de langage. La salle s’est réellement soulevée à l’écoute d’un discours particulier du PDG, et l’indignation s’est manifestée par des applaudissements ironiques qui avaient tout du soutien inconditionnel à la lutte.
Quand on pense à ce qu’a fait Eva Husson sur un autre grave sujet de société avec les Filles du Soleil, on mesure la réussite digne, habitée et sans concessions de Stéphane Brizé.
En Guerre n’est donc plus un film, mais un pavé de réalité jeté à la gueule des festivaliers, dont l’embarras est peut-être salutaire. Parce qu’il pousse à définir ce qu’on peut considérer comme une œuvre d’art, ce qu’on attend du cinéma ; et parce qu’en agaçant le spectateur en nous, il inquiète le citoyen.
(7.5/10)