Une toile de faux semblants...
Denis Villeneuve nous avait caché qu’il aimait Cronenberg. Il fait preuve ici de cette singulière obsession à vouloir incarner les meurtrissures psychologiques de ses personnages, par l’intermédiaire de symboles récurrents (ici, une araignée), marquant pour chacun de ses personnages un trait de caractère particulier. Pour notre acteur Anthony, d’un caractère agressif et entreprenant (typiquement masculin), elle est un simple objet, érotique dans le contexte de l’exposition, une créature insignifiante pouvant être simplement écrasée (parallèle avec la façon dont il tentera d’exploiter la situation). De l’autre, nous avons Adam, clairement moins affirmé, et constamment dans la prise sur soit. Pour lui, cette araignée prend tantôt des traits féminins (la troublante apparition onirique), tantôt des proportions gargantuesques, qui la rendent on ne peut plus menaçante. Outre la simpliste interprétation de l’araignée au plafond, il y a dans cette figure une grande notion de prédation, une espèce de phobie qui matérialise l’état de plus en plus fébrile d’Adam, ainsi qu’un lien étrange avec la féminité (la dernière hallucination, ultime, qui lie définitivement les deux et fait pénétrer Adam dans un cauchemar éveillé, un véritable piège que les fissures d’une vitre brisée représentaient déjà comme une toile). Cette association psychologique n’est pas interprétable de façon catégorique (ici, je n’ai fait que relever les tendances qui me semblaient justifier son apparition lors des séquences clefs). Car si le film est une petite étude de caractère qui s’appuie sur la performance très appréciable de Jake Gyllenhaal (excellente, il se hisse presque au niveau de Jeremy Irons), il a aussi sa petite trame qui suit les allers et venues de ces jumeaux malgré eux, qui s’épient et surveillent leurs quotidiens respectifs. Mais alors que la rencontre débouche sur une impasse caractérielle, c’est la fascination progressive de la femme d’Anthony pour ce double qui provoque l’irritation de ce dernier, puis sa convoitise quand il découvre la femme d’Adam (Mélanie Laurent, dans un rôle frustrant particulièrement adapté à son caractère, un excellent choix de casting). Anthony élabore alors ses intimidations comme il prépare ses rôles, échafaudant l’inversion des vies comme on l’espérait. Je ne détaillerai pas davantage cet axe dramatique, il est la véritable source de surprise et mérite un visionnage. Néanmoins, les indices psychologiques continuent d’affluer avec un Adam se sentant de plus en plus glisser dans la peau de son jumeau. Mais ce qui fait la force profondément angoissante de Enemy, c’est sa forme physique. Constamment teinté d’une nuance jaune maladive, crispant dans son utilisation de violons comme bande originale, il file régulièrement des plans étouffants de la ville, que de discrets effets de caméras rendent davantage déstabilisants. Les repères physiques s’évanouissent, au profit d’une angoisse sourde, informe, qui se matérialise peu à peu en la personne de ce double malintentionné. Mais qui s’acharnent sur Adam, dont on perçoit sans arrêt les craintes et les malaises. Pour renforcer le rapprochement, les dialogues d’un jumeau se superposent au quotidien de son second. Les cauchemars des uns réveillent aussi les autres. Si l’argument psychologique est là, il est clair que le film cherche avant tout à s’amuser avec le spectateur, le laissant sans arrêt dans un doute qui laisse le champ libre à l’histoire. Enemy, c’est un petit thriller malin, plutôt humble malgré ses ambitions, qui se veut avant tout être un plaisir totalement cinéphile en jouant dans la cour des films à plusieurs niveaux de lecture. Tout à fait recommandable, sans m’avoir toutefois transcendé.