Quinze minutes. Tout se jouerait en quinze minutes... Enemy se révèle et se dénoue dans ses quinze premières minutes, et deux phrases le synthétisent alors à lui seul si, quelle idée, on voulait le résumer : "Il s’agit d’un schéma qui se répète à travers l’histoire" et "La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce" (reprise d’une phrase de Marx en réponse à celle d’Hegel : "Les plus importants événements du monde se produisent deux fois"). Et puis il y a aussi ce tableau dans la salle de cours sur lequel des mots se mélangent en un schéma étendu (comme une toile, comme une toile d’araignée) annonçant la programmatique à venir. Des mots : contrôle, Hegel, abstraction, négatif, qui écrit l’histoire, et l’on admettra donc qu’Adam/Anthony réécrit la sienne, la reproduit une seconde fois. Ou serait-ce une nouvelle fois ?
Il y a aussi ce message de la mère d’Adam où celle-ci le remercie de lui avoir fait visiter son nouvel appartement, s’inquiète pour lui et lui demande "comment il peut vivre comme ça ?" (comprendre qu’il perd pied et trompe sa femme). Il y a aussi ce plan d’Helen, la femme d’Anthony, enceinte et nue sur un lit (image furtive de la femme originelle et procréatrice), et il y a enfin cette scène magnifique dans le sex club privé (où Adam/Anthony est assis devant un miroir, logiquement, et paraît redouter ce qu’il y a à voir, ou le sait-il déjà ?) dans lequel des hommes observent, fébriles et moites, des femmes se faire jouir et écrasant des mygales sous leurs talons aiguilles.
"Chaos is order yet undeciphered" ("Le chaos reste encore indéchiffrable"), est-il écrit en préambule de ce thriller schizophrénique, entortillé, sur la peur de l’engagement et de la paternité. Chaos de l’existence reniée. Peur d’une réalité que l’on refuse et qui oppresse, qui détruit. Angoisse de ne pouvoir évoluer, de répéter les mêmes erreurs, à l’infini. Rejet du conformisme de sa propre entité, amovible, déferlant en visions oniriques et/ou menaçantes quand il y a cette femme nue au visage d’araignée croisée au plafond d’un couloir, ou cette araignée géante, mouvante sur la ville et qui rappelle la sculpture de Louise Bourgeois à Ottawa, ou ces immeubles qui semblent s’interchanger et s’ériger sans cesse comme la matérialisation concrète d’un esprit qui se désagrège, se module, se reconstruit…
Que l’on comprenne, que l’on cherche à comprendre ou que l’on s’abandonne simplement à ses sombres circonvolutions, Enemy (adapté d’un roman de José Saramago où un homme découvre qu’il a un sosie parfaitement identique) est un abîme ouvert, un cauchemar en boucle et envoûtant. Une énigme, une formule magique. Les références y sont évidentes bien sûr, écrasantes même, mais rapidement rejetées parce que Denis Villeneuve parvient à imposer une vision, un univers troublant et singulier, presque sensoriel, qui n’appartiennent qu’à lui (mise en scène élégante et stylée, nimbes irréelles d’une photographie flavescente, musique inquiétante de Danny Bensi et Saunder Jurriaans). Les plus précises donc, que l’on citera à tour de bras et citées ici, par facilité et pour la frime : Lynch (Lost highway, Mulholland Drive), Cronenberg (Faux-semblants, Spider), Hitchcock (Psychose, Sueurs froides), Polanski (Répulsion, Le locataire)… Et puis d’autres encore, au hasard, selon l’humeur : Possession, L’esprit de Caïn, Donnie Darko, Fight club, Memento, Inception, Black swan…
Très présente pendant le film, l’image démultipliée de l’araignée (et sa portée métaphorique, psychanalytique et/ou culturelle) et de sa toile (le réseau de câbles du tramway, la vitre brisée de la voiture accidentée…) sous-tend clairement le film et l’entrouvre à diverses interprétations : symbole sexuel, symbole de l’énergie créatrice féminine, de la mère malveillante redoutée par l’enfant ou de l’âme libérée du corps. Il y a l’araignée prédatrice, celle qui dévore son mari après l’accouplement. Et puis cette expression certaine, adéquate, "avoir une araignée au plafond" (c’est ce que dévoile l’une des affiches du film), et concernant Adam, il n’y a plus vraiment de doutes à avoir sur le sujet (on le voit souvent se "prendre la tête", réfléchir, ruminer, être ailleurs). La conversation chez sa mère va dans ce sens, cette dernière réalisant que son fils lutte contre ses pulsions, d’espoirs empêchés en désirs refoulés, et que ce conflit le projette dans un état second (littéralement) qu’il doit être capable de pallier et de maîtriser.
Elle lui dit qu’il a déjà assez de problèmes avec sa femme (adultère). Elle lui dit qu’il a un bel appartement (et un autre, une garçonnière, où il couche avec Mary) et un travail respectable (à la fac) depuis qu’il a abandonné ses ambitions de comédien de troisième zone (d’où l’allusion amusée d’un collègue : "Tu ne vas jamais au cinéma ?") sous le pseudonyme d’Anthony Claire (qui lui même avait un pseudonyme, Daniel Saint Claire). Helen doit, elle aussi, affronter les tourments existentiels d’Adam/Anthony (la scène sur le banc à l’extérieur de la fac où Helen assiste, impuissante, à l’aliénation de son mari quand on suppose qu’elle découvre, interdite, son double présumé) sans pouvoir le soutenir totalement, le défendre de lui-même, et c’est ce que suggère la fin (ce plan d’un impact visuel viscéral et terrifiant, de pur effroi) quand cette mygale géante (Helen) se recroqueville dans un coin, affolée face à Adam qui, circonspect, appréhende l’ironie (la farce, selon Marx) de la situation (à peine revenu, déjà reparti : c’est ce schéma précis qui se répète à travers l’histoire, une nouvelle fois).
Le film se réamorce (avec l'enveloppe et la clé retrouvées dans la veste). C’est un ruban de Möbius qui convulse. Il existerait un autre espace-temps, il existerait une autre dimension qui se suivent ou se croisent ou se superposent ou s’annihilent, et si Anthony meurt ou réchappe à la mort dans l’accident de voiture, comment Adam peut-il être présent, à sa place, le lendemain même dans l’appartement d’Anthony avec Helen (l’information sur un accident entendue à la radio est trop évasive pour comprendre de quel accident il s’agit, celui d’Anthony et Mary ou celui de quelqu’un autre) ? L’accident correspond-t-il à cet instant physique (translation, décorporation, projection astrale, le crash remplaçant la chute, à son terme) où Adam "dépossède" Anthony et "réintègre" sa vraie matérialité ? Et la cicatrice à l’abdomen d’Adam provient-elle de cet accident qu’il a eu avec Mary et dans lequel celle-ci aurait péri ?
C’est l’homme secret (la cérémonie fétichiste du début), l’homme éparpillé (trois noms comme possibles points de fuite). Ubiquité fantasmée et dévastatrice qui exacerbe les phobies de la psyché masculine face à la certitude du couple et de sa continuation (l’enfant qui va naître). C’est l’homme qui fugue, parti dans les rêves d’un autre je, les dérives d’une autre conscience, et l’homme qui accepte son identité première, comme si l’image incontestée, vitale, finissait par neutraliser l’image projetée, cette illusion du moi si chère à Hume. Dans un Toronto fantomatique, délavé d’éclats jaunâtres (beau travail de Nicolas Bolduc), Adam, doppelgänger qui s’ignore, erre à la recherche d’une vérité qui le hante et le (pour)suit, comme une ombre. L’ombre personnelle, cet ennemi intérieur...