"Le chaos est un ordre qui n'a pas encore été déchiffré", c'est sur ces mots que commence l'histoire. Cette citation est inspirée de celle de José Saramago : "Le chaos est un ordre à déchiffrer", tiré de "L'autre comme moi", dont le film est l'adaptation. Un même sens , mais une formulation différente. Elle reflète parfaitement l'état d'esprit dans lequel se trouve les deux Jake Gyllenhall, mais aussi du spectateur, en sortant de la salle.

Adam Bell (Jake Gyllenhall) est un professeur effacé, en manque de confiance. Il est en couple avec Mary (Mélanie Laurent). En regardant un film, il va tomber sur son sosie parfait, Anthony St.Claire (Jake again), un acteur de troisième zone. Il va se lancer à sa recherche. Il va tout d'abord faire la rencontre de sa femme Helen (Sarah Gadon), enceinte de six mois. Elle est autant troublée que lui, ce qui va semer le désordre dans la vie de chacun.

"Enemy" est une expérience cinématographique rare. Au premier abord, Denis Villeneuve semble privilégier la forme. Sa mise en scène est impeccable, tout comme la photographie de Nicolas Bolduc et la musique de Danny Bensi et Saunder Jurriaans. Ils jouent tous leur partition à la perfection, tel un orchestre symphonique.
C'est au cœur de ce travail d'orfèvre, qu'évolue Jake Gyllenhall. Sa performance est à l'image du film, troublante, tout en étant simple. Comme dans "Incendies", le film semble complexe. Denis Villeneuve joue avec le spectateur, par le biais du montage et de sa caméra. Je vais m'expliquer, mais à partir de là, il est impossible de parler du films, sans le raconter, en donnant son interprétation des faits.

SPOILERS

Durant le film, on se pose inévitablement de nombreuses questions : est-il fou ? Est-ce son frère jumeau ? Est-ce un rêve ? Un cauchemar ? Que signifie les araignées ? Que raconte le film ?
On aura pas forcément toutes les réponses à l'écran. Le film colle à la peau et s'insinue dans notre esprit, en poussant à la réflexion. C'est ce qui fait sa force. Ce n'est pas un produit de consommation courant, que l'on oublie en sortant de la salle.
Le titre n'est pas anodin : "Enemy". Jake Gyllenhall est son propre ennemi, mais il considère aussi la femme, comme son ennemie. Tout du moins, Sarah Gadon, sa femme enceinte. Dans la première scène du film, on se retrouve dans un club libertin, ou des femmes nues, le visage caché, se caressent, pendant que l'une d'elle, écrase une araignée. A ce moment-là, on voit Jake Gyllenhall se prendre le visage entre ses mains ou son alliance brille. Il semble angoissé, à la vision de cette araignée, qui représente sa femme enceinte. Le plan final montre une araignée géante dans leur chambre, remplaçant sa femme, confirmant la vision qu'il a de celle-ci. Il se sent pris au piège, c'est un homme volage et son esprit va en être perturbé.
Après cette introduction, on le retrouve avec Mélanie Laurent. Ils ne sont pas mariés. Elle ne reste jamais longtemps dans son appartement. Celui-ci étant peu meublé, avec des cartons dans les coins, pas rangé. Le film n'est pas chronologique. Après avoir vu son sosie dans le film, il prend une photo déchirée, ou il apparaît seul. Cette même photo, on la retrouve vers la fin, intacte, en compagnie de sa femme Sarah Gadon. Cela explique le changement dans l'attitude de Jake Gyllenhall, mais surtout un fait important, il est la seule et même personne. Nous évoluons dans son esprit confus, ou les souvenirs s’emmêlent, ou lui-même ne sait plus qui il est, Adam ou Anthony ? Lors de la nuit de l'échange ou Anthony part avec Mélanie Laurent, alors qu'Adam se retrouve dans l'appartement d'Anthony et Sarah Gadon. Elle va lui demander si sa journée à la fac s'est bien passée. Vu qu'elle est mariée avec l'acteur, elle ne peut poser cette question. Sauf si les événements ont déjà eu lieu, confirmant qu'il est une seule et même personne.
Si on tente de remettre le puzzle en place, Jake Gyllenhall est Anthony, un acteur sur de lui, marié à Sarah Gadon. Un jour, il suit Mélanie Laurent dans un bus, jusqu'à son lieu de travail et va en faire sa maîtresse. Lors de la nuit, censé être l'échange. Elle se rend compte qu'il a la trace de son alliance au doigt, une dispute explose, qui se continue dans la voiture, menant à l'accident. Il va en garder la cicatrice sur le torse, mais surtout sa femme va apprendre son adultère. Ces deux faits apparaissent au début du film. A partir de là, il va se ranger, devenir professeur et perdre confiance en lui. Mais la clé arrivant par le courrier, l'invitant à une nouvelle soirée libertine, va le sortir de sa torpeur et il va redevenir l'homme qu'il était avant l'accident. Sa femme, voyant l'ancien Jake Gyllenhall revenir, le quitte. Il se retrouve dans l'appartement, presque vide et revoit Mélanie Laurent. Mais il est brisé par la séparation, il perd à nouveau confiance, redevenant Adam.

C'est un peu confus, je vous l'accorde. Mais le puzzle me semble remis en place. Il reste un élément important, la ville de Toronto. C'est un personnage à part entière. Denis Villeneuve met en avant ses grands immeubles, au travers d'un filtre jauni, comme si nous étions dans l'esprit de Jake Gyllenhall.
A un moment, on voit une araignée géante se mouvoir au dessus de la ville. A partir de là, les multiples plans des câbles et bâtiments, prennent tout leur sens. Nous sommes bien dans son cerveau. L'araignée géante étant Sarah Gadon, les câbles étant les fils de sa toile et les bâtiments aux fenêtres vides, les cases de son cerveau. Je pousserais même plus loin, avec son appartement.
Avec Sarah Gadon, la chambre est à droite. Avec Mélanie Laurent, la chambre est à gauche. Cela représente les deux hémisphères de son cerveau, le gauche et le droit. Dans le premier, tout est propre et carré. Dans le second, tout est sale et bordélique. A l'image de son esprit confus, comme si ses deux hémisphères s'affrontaient, matérialisés par les personnages d'Adam et Anthony. Un conflit entre le bien et le mal, qui se joue à l'intérieur de sa tête. D'ailleurs, Adam évolue avec une chemise blanche et une veste beige. Anthony avec une chemise blanche et une veste noire en cuir. Le blanc étant souvent l'image du bien et le noir, celui du mal. Il est constamment sur le fil et l'accident ne semble pas avoir arrangé sa santé mentale.

C'est mon humble avis, sur cette perle cinématographique. Durant la séance, on subit. Après, on réagit et on réfléchit. C'est cet aspect, qui rend le film passionnant et donne envie de le revoir, pour confronter son avis et trouver les éléments, confirmant celui-ci. La forme est magnifique, le fond se fait attendre, mais dès qu'il est là, il est tout autant savoureux. C'est un film qui marque l'esprit, une belle expérience, un futur classique.
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le 1 sept. 2014

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Laurent Doe

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