Déni de soi, ville neuve, araignée au plafond.

Critique à lire en ayant visionné l’œuvre au préalable.


À noter que c'est l'adaptation d'une nouvelle de José Saramago : "O Homem Duplicado" (L'autre comme moi).


Film à la fois coconeux et détaillé, il sort des sentiers battus.


Villeneuve met en place un schéma déroutant, instaurant d'abord ce qui semble être un banal film sur la schizophrénie, mais qui s'avère autrement plus recherché.


Toronto dans le brouillard, limitée. Une photographie soignée, un filtre jaune uniforme. Un homme qui ne sourit pas, une ville terne, des corps féminins, une araignée. L'ambiance est vite instaurée, on n'en sortira pas.


Il y a plusieurs façon d’interpréter ce film. Je vais me contenter d'exprimer mon point de vue, après m'être renseigné de quelques analyses pour améliorer ma propre réflexion.


Enemy n'est pas un film sur un schizophrène, et les détails du film qui pourraient inciter à le croire sont en fait les indices de son vrai sujet ; qui n'est pas non plus un jeu de miroir, comme je l'ai d'abord cru. Le jeu de miroir est au cœur du film, mais ne fait que servir le propos en surface, il n'en est pas le centre.


Non. Enemy est le récit d'une lutte intérieure. Celle d'un homme hanté par ses chimères. La phrase d'ouverture du film : « Chaos is order yet undeciphered » ou « Le chaos est de l'ordre encore indéchiffré » illustre d'emblée ce que raconte le film dans son essence. Le personnage, Adam/Anthony, essaye de déchiffrer le chaos de son subconscient, à maintes reprises représenté symboliquement par l'araignée tissant sa toile, logique vue de loin mais ineffable de près, gardant captive l'incompréhension.


Tout le film est enrobé d'un aspect trouble. Car le film tout entier est simplement la représentation du cerveau, de l'âme du protagoniste. La ville, l'araignée, son dédoublement, tout ça se passe dans sa tête.


Le moindre élément dans Enemy sert à argumenter ce combat pour la compréhension de soi-même. C'est d'ailleurs très bien vu : nombre de détails viennent compléter le puzzle.


La photographie et le filtre participent à enfermer le spectateur dans le même trouble que l'homme.
Pareil à la lutte qu'il mène pour s'extirper de sa confusion, j'étais plongé dans mes pensées pour voir au delà de l'apparente brume.


C'est uniquement vue ainsi que l’œuvre prend son sens à mes yeux, que tout concorde. Une fois le film achevé et la réflexion aboutie, le chaos est finalement déchiffré.


J'espère que mon texte aussi est déchiffrable, parce que je suis en train de m'y perdre.


Certaines situations sont délectables : ambiguës à souhait, par exemple la conversation téléphonique avec la femme de « l'autre ».


Et puis, l'approche de la femme elle-même. La femme lointaine, incompréhensible, une pour chaque facette : la maîtresse garce, la tendre épouse enceinte, les deux blondes semblant presque dédoublées elle aussi.
La femme, magnifiée par la caméra, avec des plans fixés sur des parties de son corps.


Le sexe aussi, très présent, à la fois convoité et rompu par l'anxiété, plus proche du fantasme (cette fameuse clé pour cette rencontre abstraite où l'on voit des hommes en recueillement devant une femme qui se masturbe) laissant entrevoir un rapport au sexe opposé idéalisé mais concrètement inassouvi.
Ce film aurait sûrement beaucoup plu à Freud, tiens !


La reprise de la scène d'ouverture où la femme veut écraser l'araignée est très intéressante : on peut voir le poster de « L'attaque de la femme de 50 pieds » dans le vidéoclub. Cette femme géante qui terrorise... la ville.


Miroir, mon beau miroir, dis moi qui est le plus faux...


Pour toutes ces raisons et d'autres, j'aurais pu adorer Enemy ; malheureusement je me suis ennuyé. J'aime les rythmes posés, les langueurs. Mais cela me semble ici desservir le récit. Plutôt qu'une immersion, c'est une profonde lassitude que j'ai vécue. Et c'est fort dommage.


Avec « Prisoners », Villeneuve proposait un Thriller somme toute banal, toutefois compensé par un rythme maîtrisé et une réalisation agréable, portés par des acteurs doués et exceptionnellement bien dirigés.


Enemy m'a procuré l'effet inverse : le script pourtant séduisant m'a paru mal exploité, et le rythme lancinant, faute de m'hypnotiser, ma vite lassé.
À mon sens, l'histoire prend trop son temps au point de s'étirer inutilement. Car le même scénario et le style du réalisateur condensés en un court métrage de vingt minutes auraient -selon moi- largement suffit à raconter la même chose.
Au lieu de ça, cette pagaille illusoire m'a semblé traîner vainement au point d'exaspérer et d'obstruer les qualités -nombreuses- de la pellicule.


Un film très bien pensé, maîtrisé, intelligent, qui aborde des thèmes souvent exploités dans la littérature, trop peu au cinéma. Provoquant l'ineffable sans négliger son fond, l’œuvre livre une intéressante vision de la prise de conscience, du questionnement personnel, de l’écartèlement d'une personnalité.


Le tout noyé dans le plâtre extériorisant d'un rythme aussi inexigible qu' injustifié.


Booom.


Ou alors, je n'ai rien compris. C'est possible aussi.


Par ailleurs, Villeneuve est l'auteur d'un court-métrage que j'affectionne particulièrement, et que je vous invite à découvrir :


Next Floor


Sur ce, bon appétit.

Veather
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le 5 avr. 2015

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Veather

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