En pleine instance de divorce, venant de se faire virer par sa principale cliente, retardée par des bouchons monstrueux, c’est peu dire que Rachel (Caren Pistorius) est à vif. Quand elle se trouve derrière un pick-up qui ne démarre pas au feu vert, elle s’impatiente et klaxonne un long coup avant de dépasser. Au feu rouge suivant, le conducteur du pick-up (Russell Crowe) la rattrape et après s’être excusé, demande à Rachel d’en faire de même. Elle refuse, s’attirant la colère de l’homme. C'est à ce moment précis que tout dérape…
Initialement proposé à Nicolas Cage, le rôle-titre fut ensuite proposé à Russell Crowe. Cet énorme point positif est peut-être également une des plus grosses erreurs de casting jamais commises… Entendons-nous bien, Russell Crowe est absolument prodigieux dans ce rôle, sans doute bien plus que n’aurait pu l’être Nicolas Cage. Le problème, c’est aussi que Russell Crowe est un des acteurs les plus magnétiques de toute l’histoire du cinéma (n’ayons pas peur de voir large), et qu’il est difficile d’oublier la sympathie qu’on éprouve instantanément pour lui, dès qu’on le voit à l’écran… A moins que cela ne soit voulu ?
Quoiqu’il en soit, il nous offre une de ces magnifiques compositions dont il a le secret, pourtant très éloignée de ce qu’il fait habituellement. Il rend terriblement ambiguë ce qui n’aurait pu être qu’une énième figure de psychopathe cinématographique taillée à la serpe. En effet, le réalisateur Derrick Borte et son scénariste Carl Ellsworth ont opté pour une petite variation narrative qui rehausse à merveille le personnage de Russell Crowe. Comme le Joker de Nolan ou l’Hypnotiseur des Indestructibles 2, Tom Cooper (on l’appellera comme cela sans savoir s’il s’agit d’un nom d’emprunt) puise sa haine et sa violence dans une série de constats justes et alarmants sur l’état de la société dans laquelle il vit. Il fait partie de ces méchants de cinéma dont l'analyse est bonne mais contredite par le recours a des moyens ignobles.
La scène où tout bascule, simple dialogue d’automobilistes à un feu rouge, révèle toute la note d’intention du film de manière étonnamment subtile. Au départ, Tom Cooper est tout-à-fait dans son bon droit : d’apparence cordiale, il se positionne tout de suite dans le rôle de l’homme qui veut désamorcer un conflit. Cette scène d’un réalisme saisissant donne à Cooper quelques remarques plus que pertinentes sur l’incapacité des gens à s’excuser et l’affaiblissement du lien social qui caractérise malheureusement l’époque, deux tares dont Rachel se fait temporairement la représentante symbolique. Vu à travers le regard de Kyle qui demande à sa mère d’arrêter d’être méprisante, on voit grandir le malaise de Rachel n’osant pas assumer son incivilité, tout comme on assiste, terrifié, au détraquement de l’esprit de Cooper, anonyme auquel la société ne prête jamais attention, et qui, à cet instant précis, décide de la lui faire payer. Le mépris de Rachel n’est dès lors plus que le catalyseur d’une violence rentrée, que Rachel n’a pas causée, mais dont elle va faire les frais, ainsi que ses proches, que Cooper verra dès lors comme des sortes de victimes expiatoires au nom de toute une société désormais incapable de faire le bien.
Un homme normal précipité dans un tourbillon de haine et de violence par la société, on a déjà vu ça un certain nombre de fois. Toutefois, le film de Derrick Borte s’empare du sujet avec un talent certain, et a le mérite de ne jamais tomber dans un discours trop consensuel, évitant de brandir la réaction sociale comme une excuse. Tom Cooper n’est pas excusable de ses actes tout au long du film, et ce qu’il fait va finalement à l’encontre de ce qu’il dit. Décuplant la loi du talion, en décidant de se venger d’une petite incivilité (et de tout ce qu’il y a avant, certes) par un monceau de cadavres, l’homme met à jour toutes les tares d’une société dans laquelle il ne se reconnaît plus. Avançant à visage découvert, il sait que, quoi qu’il fasse, personne autour ne réagira, que la police arrivera trop tard, que les médias diffuseront son portrait sans aucune conséquence pour lui. Et c’est effrayant… Dans cette jungle urbaine, il n’y a que l’animal sauvage et sa proie.
La réalisation alerte de Derrick Borte restitue brillamment ces poussées de violence d’autant plus atroces qu’elles sont souvent inattendues. On voit rarement venir ce sang qui s’étale à l’écran, comme le sillage d’un fauve prêt à tout pour obtenir ce qu’il veut. Le montage est brutal, bruyant, sans concession aucune. La mise en scène est sobre et ultra-efficace, toute entière construite sur la stature impressionnante de Russell Crowe. Sans se complaire dans le sanguinolent, le film réussit toutefois à nous faire saisir pleinement l’impact de chacun des coups portés, renforcé par l’absence de réaction de ceux qui l’entourent (tout au plus, on appelle la police)… alors même que Cooper n’a aucune arme à feu !
Porté par un casting en béton armé, une mise en scène dynamique, une tension permanente et un scénario solide, Enragé déroule donc sa mécanique implacable jusqu’à la fin, sans jamais dévier de quelque manière que ce soit. Se prenant au sérieux sans viser plus haut que ses moyens, le film de Derrick Borte nous inflige alors une petite baffe par sa maîtrise impressionnante de la tension rentrée et de l’ultra-violence. Et si le propos du film n’est pas d’une subtilité ahurissante, son effet cathartique est évident.
Sans être un des plus grands chefs-d’œuvre de ces dernières années, Enragé réussit donc à s’élever au-dessus de se condition de série B bête et méchante pour nous offrir un film bourrin vraiment efficace, porté par un duo d’acteurs exceptionnel, qui s’agrémente en prime d’une vision sociale pas si vide. Une bonne petite surprise comme on les aime, quoi.