Avant toute autre considération, revenons un peu en arrière afin de resituer ce long métrage clairement pas comme les autres dans la filmographie de son auteur. Troisième long métrage réalisé par Gaspar Noé, après Seul contre tous et Irréversible le terrible, il s’agissait d’un projet du cœur pour le cinéaste, film d’une vie d’une ambition démesurée tant sa fabrication imposait un temps long quasiment digne d’un blockbuster de James Cameron. Nécessitant un dispositif technique pouvant être taxé de révolutionnaire, il lui aura donc fallu sept bonnes années avant d’en venir à bout et de pouvoir le présenter à Cannes en 2009, auxquelles on ajoutera encore une année pour en peaufiner des détails, notamment son hallucinant générique d’ouverture. Le film sortira donc en mai 2010 en France, avec un beau flop à l’arrivée (51.126 entrées). Bien sûr, face au résultat, totalement expérimental, il était difficile d’en attendre beaucoup plus, mais il est tout aussi facile d’imaginer à quel point cet aveu de désamour du grand public a du s’avérer un coup dur pour Noé, tant ce projet lui avait demandé un investissement total pour en venir à bout. Pensez donc, une adaptation littérale du concept du Livre des morts tibétains, ouvrage spirituel essentiel pour la religion Bouddhiste, donc le principe est expliqué dès le début du film au protagoniste par son ami qui le lui a offert. Manière pour Gaspar Noé d’établir immédiatement la structure à venir du film, ce qui fera dire à ceux ne goûtant que peu à ses expérimentations qu’il ne s’agissait que d’un programme métronomique, plus qu’un film à proprement parler. Bien entendu, pour ses fans dont je fais partie, cet argument ne peut être entendu, le résultat dépassant de très loin le cadre du petit film expérimental amateuriste comme il y en a pléthore. A vrai dire, le résultat dépasse de très loin tout cadre établi, toute attente, même pour ceux ayant adoré les précédents travaux de Gaspar Noé, explosant tous les carcans en une orgie de cinéma pur s’offrant à peu près tous les caprices formels imaginables, et même plus.


Il est clairement difficile d’expliquer en quoi l’expérience mérite d’être vécue, si possible sur grand écran (je réussirai à le rattraper de cette manière un jour ou l’autre), et si l’on voulait expédier l’analyse de façon paresseuse, on se contenterait bien entendu de parler d’œuvre sensorielle ultime, explosant tous nos sens en un maelström d’images et de sons suivant une logique purement mentale permettant absolument tout en matière de mise en scène. Le film ne fait pas démentir cette définition, mais si l’on voulait uniquement s’en sortir en parlant de chef d’œuvre nous offrant la lumière, on serait encore loin du compte. A vrai dire, l’œuvre échappe à toute catégorisation, toute tentative d’analyse sereine et objective, préférant s’en remettre à une logique de sensations pures ne faisant que grimper au fur et à mesure du métrage.


Le concept, pour la faire simple, s’attache donc à la vie d’un jeune toxico, Oscar, exilé à Tokyo, constamment à la recherche de nouvelles sensations, consommant divers stupéfiants, comme une fuite en avant lui permettant d’échapper à des traumas d’enfance ayant défini l’adulte qu’il est devenu. Alors que sa sœur le rejoint, leur permettant de se retrouver après des années de séparation forcée, il se retrouve trahi par un ami et abattu par des flics dans les toilettes d’une boite, alors qu’il tentait de se débarrasser de la dope qu’il avait sur lui. A partir de là, le film, qui adoptait dès le départ le point de vue subjectif de son personnage, va littéralement s’élever, l’âme en perdition du décédé s’en allant pour explorer les différentes étapes menant peut-être, au bout du bout, à la réincarnation. Revivant les différents étapes marquantes de son existence, puis condamné à observer la vie de son entourage après son trépas, pour finir par voir ses cauchemars se matérialiser comme un gigantesque bad trip, avant de pouvoir peut-être apercevoir la lumière, dire ceci n’est absolument pas un spoiler, vu que le film, disons-le encore une fois, énumère le programme à venir dès le départ, comme un pacte scellé avec le spectateur, n’attendant que ça, ou alors fuyant de toutes ses jambes vers la sortie.


Gaspar Noé n’étant pas du genre à transiger sur l’exigence, on pouvait lui faire confiance pour ne pas faire dans la demi mesure et nous offrir un fracassant moment de cinéma planant, prétexte à transcender la grammaire cinématographique, poursuivant ses tentatives déjà hallucinantes entamées dans son précédent film. Mais cette fois, sans doute avec comme ambition d’atteindre l’illumination des 20 dernières minutes de 2001, l’odyssée de l’espace, son film préféré, mais sur toute la durée d’un long métrage. Bien entendu, dissipons tout malentendu, nous ne sommes pas dans les mêmes hauteurs ici, et il n’est pas question de comparer la grandeur philosophique du Kubrick aux gamineries habituelles de Noé ici, mais il est évident que formellement, le cinéaste a tenté de s’approcher de la puissance sensorielle du climax du chef d’œuvre définitif de la science fiction, pour en faire un gros trip ne fonctionnant qu’aux sensations, et à l’émotion pulsionnelle, plus qu’à l’intellect. Ce qui n’empêche pas le résultat de toucher à des angoisses universelles traitées de manière existentielle plus que philosophique. Les dialogues n’ayant jamais été le fort de son cinéma (excepté sur Seul contre tous), il ne faut pas s’attarder sur ces derniers ici, la finalité ne se trouvant de toute manière pas dans les échanges entre les personnages, mais dans la puissance évocatrice des images, et ce qu’elles font naître en chaque spectateur. Et plus encore, dans la façon de rendre à l’écran des concepts inimaginables, permettant littéralement de s’envoler et se glisser dans les endroits les plus inexplorables pour le commun des mortels. Puisque son principe de regard omniscient lui permet absolument toutes les audaces, il ne se fait pas prier pour concevoir avec toute son équipe technique des plans « impossibles », s’élevant dans les airs, s’engouffrant absolument partout, jusqu’à cet hallucinant plan en plongée d’un love hotel nous faisant apercevoir différents couples faisant l’amour, jusqu’à l’idée ultime consistant à nous offrir un plan subjectif de pénétration de l’intérieur du vagin. Du Gaspar Noé pur jus, provocateur maladif mais ici cherchant surtout à montrer ce qui n’a jamais été montré, pour a beauté du geste. On n’oubliera pas de si tôt ces plans hypnotiques de Tokyo vu du ciel, la caméra continuant à l’élever, s’élever, jusqu’à s’embarquer à l’intérieur d’un avion, changeant de temporalité d’un seul coup, et provoquant quasiment l’orgasme face à tant de beauté, nous offrant sur un plateau d’argent la possibilité de voir ce que l’on ne peut pas voir avec notre enveloppe charnelle. Un geste finalement plus généreux qu’il n’y paraissait de prime abord, pour peu que l’on soit un spectateur un minimum aventureux.


Car il faut tout de même le dire, les marottes du cinéaste sont bien là, avec ses inévitables provocations morales et visuelles, jusqu’à la relation très fusionnelle entre le frère et la sœur culminant de manière logique lorsque, libéré de son enveloppe charnelle, le personnage peut se glisser où il veut, jusqu’à se fondre dans le corps de l’homme faisant l’amour à sa sœur, vivant en quelque sorte un inceste par procuration. Pour peu que l’on soit capable d’aller au-delà de la provocation, nous préfèrerons prendre l’idée de manière poétique, comme l’ultime étape amenant le personnage à retrouver l’être qu’il avait promis de ne jamais abandonner suite au drame personnel les ayant marqués enfants. Finalement, il s’agira au final toujours d’amour, comme toujours dans la filmographie de cet enfant terrible du cinéma, qui se sera systématiquement caché derrière ses outrances morales et esthétiques pour ne parler que de l’être humain, ses tentatives désespérées de se rapprocher de l’être aimé, et de vivre avec la conscience que tout ceci est vain et voué au grand néant. Les excès qu’il fait vivre à ses personnages n’étant que la conséquence d’une angoisse existentielle terrible, n’ayant pas besoin de mots pour se faire comprendre.


Et ces angoisses existentielles sont ici matérialisées de la façon la plus littérale et abstraite en même temps, en un geste aussi limpide que radical, de par les jeux de lumière poussés à l’extrême (épileptiques s’abstenir), et la longueur démesurée du film, pourtant indispensable pour bien vivre les différentes étapes du chemin parcouru par son protagoniste, avant l’acceptation et l’illumination. Un parcours traité une fois encore de manière purement sensorielle, et non pas spirituelle, Noé allant jusqu’à nier en interviews les implications spiritualistes de son concept. Une petite faute de goût de la part d’un homme roublard, semblant systématiquement vouloir détruire les édifices qu’il a lui-même mis en place, pour garder cette image de garnement dont le cinéma n’existe que pour la beauté du geste. Qu’il nous soit donc permis de réfuter ces affirmations et de respecter ce qui constitue une bible pour la religion bouddhiste, en prenant le film pour ce qu’il raconte au premier degré. Et louons l’accomplissement de toute l’équipe technique, entre la photo hallucinante de Benoît Debie et les différents effets visuels, maquettes … Un art de l’artisanat au service d’une vision ultra contemporaine et révolutionnaire du medium. Seuls les grands artistes peuvent se lancer dans pareille entreprise les yeux fermés. Le fait de se demander régulièrement face aux images défilant devant nos yeux ébahis comment ont-ils pu accomplir cela prouve bien à quel point ce film ne ressemble à aucun autre. Un chef d’œuvre.

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le 1 août 2022

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micktaylor78

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