Entre deux mondes
Entre deux mondes

Documentaire TV de Sonia Hedidi (2020)

Loin des stéréotypes des gamins de banlieue agressifs et bruyants, ce documentaire salutaire permet de faire connaissance avec de braves petits collégiens, pétillants et ambitieux, mais aussi humbles et angoissés, qui se demandent quelle peut bien être leur place dans notre belle et ingrate république. On est à égalité, sur ce point : quelle place laisse aux citoyens qui ne naissent pas dans les sphères aisées et puissantes notre système politique et social ? Poser la question en suivant les fameuses "cordées de la réussite" de Qui-nous-savons permet de mettre des visages sur des abstractions qui ressemblent parfois à des trips sous acide. La séquence d'ouverture est éloquente : pour les inscriptions à la classe préparatoire à l'entrée en classe de seconde à Henri-IV, les fonctionnaires sont obligés de s'épeler scrupuleusement les noms et prénoms de postulants aux origines exotiques. On sent d'emblée qu'il va falloir se trouver un langage commun. Les élèves de 3ème eux-mêmes se prennent en pleine face le parler pointu des enseignants qui les accueillent. Ils sont bien sûr capables de les imiter, pour rire, mais il leur faut bien admettre qu'ils emploient des tas de mots dont ils ignorent le sens. Ce fossé langagier est leur premier écueil. Ensuite, il y a celui de la culture générale. Qui était De Gaulle ? Quand le mur de Berlin est-il tombé ? Autant de questions à des années-lumière des notions qu'ils manipulent au quotidien. Leurs grands-parents sont parfois analphabètes et manient difficilement le français courant. Alors la "bipolarité" du monde, forcément, ça leur passe un peu au-dessus de la tête. Mais ils sont courageux, et ils se tapent du RER le mercredi pour aller se faire enfoncer une fois sur deux par des enseignants qui veulent à la fois leur faire combler leur retard éducatif en accéléré et leur faire comprendre les efforts qu'ils vont devoir effectuer pour ce faire. Et là, on touche du doigt la schizophrénie non pas juste du système scolaire mais de toute une société arc-boutée sur ses principes surannés et travaillée par de profonds courants d'émancipation des codes pluricentenaires. Comment trancher ? Faut-il à tout crin sauver le subjonctif ? Bien sûr, la prof de français d'Henri-IV clame que c'est indispensable. Et les petits banlieusards font mine de la croire. A mesure que l'année avance, ils font des progrès magnifiques, en sacrifiant leur mercredi à l'excellence républicaine. Ils sont crevés, mais ils portent tous les espoirs de leurs parents (une belle galerie de portraits également). Et à la fin, beaucoup échouent. Toutes les filles suivies par le documentaire, en tout cas. "C'est le destin", concluent avec fatalisme les parents déçus, en espérant qu'autre chose de grand attende leurs enfants dans un avenir prochain. Sur mon canapé, mon petit cœur de spectatrice a saigné devant le flétrissement des espoirs juvéniles auquel on assiste. Bien sûr, ces bons élèves de 2nde zone feront leur chemin, ils en ont les capacités et l'envie. Mais c'était cruel de leur faire miroiter un parcours doré dont on leur ferme la porte en fin de parcours. Quelle conclusion vont-elles en tirer, ces bouillonnantes jeunes filles sages ? Qu'elles ne valent rien, aux yeux d'une institution qui les rejette. Les cordées de l'échec, voilà ce que j'ai vu. Un échec calibré pour briser les ailes des meilleures élèves d'établissements de banlieue, qui jusque là pensaient être parfaitement équipées pour s'en sortir. Pour envoyer balader tout mari qui leur demanderait d'arrêter de travailler pour s'occuper de leur foyer. Elles tenaient quelque chose, là. Elles se voyaient fréquenter des bibliothèques prestigieuses. Finalement, leur passage triomphal en 2nde a un goût bien amer, qui mérite qu'on interroge cette notion de "réussite" en marche... Ces cours de rattrapage scolaire pour bons élèves (un oxymore, presque) posent des questions fondamentales : qu'est-ce que c'est que cette démocratie où coexistent deux types d'éducation qui ne se mélangent jamais ? Pourquoi tolère-t-on des pôles d'excellence qui, en creux, affirment l'existence de pôles de médiocrité ? Pourquoi également existerait-il deux types d'enseignants ? Les sévères et exigeants qui maltraitent des classes (aisées) serviles et en tirent la substantifique moelle versus des fantassins de la République, issus des classes moyennes ou laborieuses, qui s'usent la santé à hisser à un niveau acceptable des élèves parfois à peine persuadés de l'utilité de l'école, tout leur prodiguant une affection un peu rugueuse, qui cache mal le malaise qu'ils éprouvent à faire croire à des générations de gamins qu'ils seront les bienvenus dans un monde du travail conçu comme un presse-citron géant. Une équation à deux millions d'inconnues que les réformes arbitraires du Ministère ne font rien pour résoudre, loin de là. Leur technicité ne permet pas à la population de s'emparer de ce sujet pourtant crucial dans toutes les familles. On remplace le travail de fond par des annonces tonitruantes, souvent mensongères, et des mesurettes symboliques à double-tranchant, comme ces fameuses cordées qui méritaient bien, en effet, un documentaire. Il est grand temps que les parents se réapproprient l'école de leurs enfants, sinon les initiatives délétères vont continuer à fleurir dans les palais...

Créée

le 21 juin 2021

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